De la création artistique à la gestion de notre quotidien, les technologies immersives imposent leur présence et génèrent de nombreuses réflexions. Pour mieux comprendre ce que l’on peut apprendre de ces outils numériques, trois experts nous partagent leur vision : Isabelle Arvers, artiste et curatrice spécialisée dans les jeux vidéo, Gilles Alvarez, directeur artistique de la Biennale Némo, et Anaïs Bernard, enseignante-chercheuse en neuroesthétiques, plus particulièrement dans le champ de l’immersivité de l’art.
Véritables révolutions, au sein du champ artistique comme au cœur de nos sociétés, les technologies immersives fascinent autant qu’elles interrogent par leurs capacités à générer de multiples expériences dites inédites. Mais alors, comment se définissent-elles ? Et que peuvent-elles réellement nous apporter ? Des spécialistes nous répondent et offrent des clés nécessaires à la bonne compréhension des rouages de ces outils aussi intrigants que prometteurs.
Concrètement quel est votre rapport aux technologies immersives ? Comment est-il né ?
Isabelle Arvers : En 1993, j’ai écrit un mémoire sur la virtualité du numérique comme mode d’appréhension du réel. J’avais alors testé pour la première fois un casque de réalité virtuelle. C’était Icare, une œuvre d’Ivan Chabanaud. J’étais devenue un oiseau et je volais au-dessus des plaines. Par le biais de mon cerveau et de mes yeux, mon corps avait été entièrement immergé. Et c’est finalement en étant décoratrice de raves party que j’ai appris mon métier. Pour moi, il s’agissait là de fêtes totales, si on se réfère à la notion de Richard Wagner. On essayait vraiment d’immerger les gens à travers les lumières, le son et les espaces. Et c’est ce que j’ai tenté de recréer ensuite, par exemple, dans l’exposition Play Time consacrée aux jeux vidéo à la Villette Numérique en 2002. Puis, je me suis intéressée aux machinima, ces films faits par des jeux vidéo, et leur manière de transformer les jeux en un moyen d’expression.
« Une œuvre immersive permet de solliciter un maximum de nos sens »
Gilles Alvarez : Pour retourner également à ce bon vieil art total wagnérien, l’art immersif, pour moi, est quelque chose qui part finalement de l’opéra. Dans le sens où tous les arts peuvent se rejoindre sur un plateau, par exemple. J’ai une vision historique du sujet, de la même manière finalement que l’art numérique est en quelque sorte la continuation par d’autres moyens de l’Op Art, l’art optique des années 1960. Aujourd’hui, lorsqu’on crée une manifestation d’art numérique, on n’est pas là pour flatter l’hubris de la technologie, mais pour en voir les limites et la main tendue vers des avancées sous forme d’outils pour les artistes.
Anaïs Bernard : Mon rapport va d’abord être lié aux écrans, smartphones, télévisions, ordinateurs, tablettes, puis à l’utilisation d’un casque audio pour m’isoler du bruit extérieur. Je me rends compte de la place des assistants virtuels et des IA dans notre quotidien. Toutes ces technologies sont désormais accessibles au plus grand nombre et par conséquent aux artistes, qui hackent, ou du moins détournent, leur utilisation première pour s’en servir comme périphérique spécifique dans leur processus de création. Il leur sera nécessaire de programmer, voire de coder pour transmettre le message et l’expérience qu’ils souhaitent faire vivre au « spect-acteur ». Le concept d’immersion rencontre aujourd’hui un succès grandissant, tant auprès des institutions et du monde de la recherche, mais également du spectaculaire et du marketing. Une œuvre immersive se présente comme un microcosme recréant une sensation, d’enveloppement et d’enfouissement, permettant de solliciter un maximum de nos sens, que ce soit la vision, le toucher, l’ouïe, la kinesthésie, et de plus en plus l’odorat, voire le goût.
De plus en plus d’artistes, numériques ou non, utilisent des technologies immersives dans leur processus de création. Selon vous, que peuvent-elles apporter à l’art ?
A.B.: Quelles qu’elles soient, les technologies sont avant tout des outils, comme le sont la vidéo, le crayon et la peinture. Elles sont un médium comme un autre qui permet de transmettre du sens. N’est-ce pas finalement aujourd’hui le rôle de l’artiste que d’être un donneur de sens ? D’un côté, il s’ancre comme témoin dans notre époque, dans notre société avec sa politique, son économie, ses maux. D’un autre côté, il cherche à donner du sens, par entendement, voire par raison en véhiculant un message. C’est un art où il faut vivre l’expérience pour en saisir les secrets, pour qu’elle se dévoile, tel un jeu d’action.
Les arts immersifs appartiennent à une véritable réflexion des artistes, et ce dès le processus de création, sur la place du spectateur dans l’art. Il s’agit en effet d’une invitation à traverser une autre réalité possible et de faire vivre une expérience, un moyen de s’évader de notre quotidien et de notre réalité tangible. C’est également un excellent moyen pour retrouver son enfant intérieur et de laisser la place à la curiosité, à l’émerveillement. Il est nécessaire d’accepter les règles du jeu proposées par l’œuvre pour entamer une sorte de dialogue homme-machine, de lâcher-prise.
« Il est très important que des lieux culturels puissent proposer de la création contemporaine par des artistes numériques pour créer des images résolument de notre temps »
I.A.: En tant qu’artiste, je travaille avec les technologies immersives, car j’ai envie depuis très longtemps de donner la possibilité, d’abord à moi puis aux autres, de nager dans les couleurs. C’est un peu aussi la possibilité de passer au travers de l’image, d’aller de l’autre côté et de pouvoir accéder à d’autres types de réalité. Par exemple, en 2019, le festival Vidéoformes m’avait invitée à présenter une installation qui s’appelle Ce qui me manque. J’avais fait rentrer une mer de couleurs, à Clermont-Ferrand. Car ce qui me manquait dans cette ville que j’adore, c’est la mer. Je pense aussi à mon dernier machinima, Liquid Forest, présenté cette année à Vidéoformes, qui permet d’incarner un personnage nageant dans des forêts en 3D.
G.A.: Je passe mon temps à être sidéré par certaines images que je vois, notamment dans les performances audiovisuelles. Il est très important que des lieux culturels puissent proposer de la création contemporaine par des artistes numériques pour créer des images résolument de notre temps. L’expérience immersive, dans les pays où on en est gavé comme en Angleterre, peut se dérouler dans des petites pièces, avec quatre vidéoprojecteurs… C’est aussi immersif que d’aller mettre son doigt dans une boîte de conserve. Dès que le marketing de la technologie arrive, l’arnaque est toujours derrière.
On a tous envie de vivre des expériences. Mais faut-il encore un minimum de sidération. Pour le moment, la plupart des lieux immersifs le sont pour la création morte, en présentant Klimt, Van Gogh ou encore Mucha. Si cela peut apporter un peu de culture et donner envie d’aller voir les tableaux en vrai, pourquoi pas, je ne critique pas cette démarche, mais il ne faut pas qu’il n’y ait que ça. Il est temps d’ouvrir un nouveau volet où le pouvoir public finance des créations immersives contemporaines.
De quelles manières toutes ces technologies s’immiscent-elles au sein de notre quotidien ?
A.B.: Nous sommes sursollicités en permanence par nos écrans, nos notifications et nos objets connectés qui deviennent des assistants virtuels de notre quotidien. Nous avons des temps de connexion aux différents écrans qui sont impressionnants : réseaux sociaux, applications, visioconférences, loisirs. Les technologies immersives se retrouvent notamment par la taille de nos écrans, mais également par nos smartphones, et nos consoles de jeux. Nous nous sommes immergés dans un monde technologique, évidemment que tout notre quotidien y est régi.
« La VR n’est finalement pas tellement immersive »
Au point de pouvoir aller toujours plus loin en termes de création ?
I.A.: Actuellement, je travaille avec l’artiste sonore Julie Rousse et la biologiste marine Camila Rimoldi Ibańez qui a écrit sur la manière dont les coraux communiquent au moyen d’ultrasons. Au cours des prochaines années, nous allons concevoir une installation immersive, sonore et visuelle qui sera une création de réalité virtuelle visant à rendre visible la recherche de Camila. De mon côté, je vais travailler sur la photogrammétrie des coraux. C’est encore assez expérimental puisque pour l’instant, ce sont des technologies qui sont utilisées plutôt à grande échelle pour scanner les fonds marins. L’idée, c’est de pouvoir rendre visible, palpable et de pouvoir immerger le public au niveau du point de vue des coraux et de l’infiniment petit.
G.A.: Dernièrement, j’ai dialogué avec une institution néerlandaise qui s’est lancée dans de l’opéra contemporain en VR. L’idée me parait intéressante, encore faudrait-il que la technologie de la VR soit moins nulle qu’elle ne l’est. Si une technologie existe depuis vingt ans et qu’elle ne s’est techniquement toujours pas améliorée et n’a pas gagné le grand public, on peut se poser des questions sur sa pérennité. La VR n’est finalement pas tellement immersive. Mais des formes se développent, comme le casque Apple qui manifestement permet d’avoir un rendu beaucoup plus intéressant. Pour moi, les technologies immersives ne sont pas une invention du moment. C’est juste une continuation logique de beaucoup de tentatives qui ont été faites depuis le néolithique.