Dans cette nouvelle série, Fisheye Immersive tente de faire taire les mauvaises langues : non, l’art et les jeux vidéo ne sont pas si éloignés. Bien au contraire ! Après avoir fait un point sur l’Amiga 500 et l’une des « machinima » de l’artiste Miltos Manetas, focus sur la première exposition dédiée au jeu vidéo en tant qu’art. C’était en 1999. C’était à San José, en Californie, et ça s’appelait Cracking the Maze – Game Plug-Ins as Hacker Art.
C’est un débat qui ne date pas d’hier : les jeux vidéo peuvent-ils, oui ou non, être considérés comme de l’art ? En 1983, le magazine spécialiséVideo Games Player tranche et affirme que les jeux vidéo « sont autant une forme d’art que tout autre domaine de divertissement ». À l’époque, le propos est fort, controversé, et contient en lui l’ambition d’un manifeste. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’il fasse son petit bout de chemin dans la tête des conservateurs, qui voient dès lors dans le jeu vidéo une renaissance de l’art. Timidement, d’abord : à la fin des années 1980, quelques institutions s’essaient ainsi à de discrètes rétrospectives de jeux de première et de deuxième génération, d’ores et déjà obsolètes. On s’intéresse alors au jeu vidéo comme artefact, on le salue comme un objet historique, mais la création ludique contemporaine, elle, ne trouve pas encore grâce aux yeux des professionnels de l’art. Jusqu’à Anne-Marie Schleiner.
Chercheuse, artiste et conservatrice, cette dernière réalise, au milieu des années 1990, une thèse sur les ordinateurs au sein des beaux-arts à l’Université de San Diego. Plus spécifiquement, ses travaux portent sur la modification de jeu. « J’ai rencontré le monde des hackers, skinners, patchers, waders et tout ce que l’on appelait les personnes qui apportaient des modifications aux jeux de manière micro et macro , se souvient-elle dans un entretien à GameScene. Mon premier contact était donc technique, mais lorsque j’ai découvert le monde souterrain de la modification, qui semblait beaucoup plus expérimental à bien des égards que les jeux commerciaux originaux. Je me suis dis qu’il serait intéressant d’inviter des artistes à mettre la main sur ces outils et à les utiliser pour les modifier. »
Cracking the Maze, l’expo qui a tout changé
Convaincue d’avancer dans la bonne direction, Anne-Marie Schleiner organise en 1999, l’exposition en ligne Cracking the Maze: Game Plug-ins and Patches as Hacker Art à l’université d’État de San José, en Californie. Celle-ci rassemble à la fois des artistes et des hackers et ose, pour la première fois, présenter des modifications artistiques de jeux vidéo commerciaux réalisées avec un but unique : faire de l’art. Suite à un appel à candidature, la jeune femme sélectionne des artistes qui se revendiquent comme tel : le duo de net.art JoDi, qui travaillait déjà sur la modification de Wolfenstein, 3-D ; Jason Christopher Huddy, qui venait d’achever la parodie de jeu vidéo Los Disneys, ou encore Josephine Starrs et Leon Cmielewski qui créent un projet spécialement pour l’évènement. Non seulement, la thématique de l’exposition innove, mais son format également : « À l’époque, c’était aussi une décision politique consciente de privilégier Internet comme média par rapport à ce que je considérais comme des lieux élitistes du monde de l’art plus limités », relate-t-elle Anne-Marie Schleiner.
Craquer le monde de l’art
Au-delà de la présence de ces différents artistes, l’exposition présente également une série de hackers de jeux vidéo. « Dans “Cracking the Maze”, il m’a semblé stratégique de brouiller les pistes. Je pense que de nombreux créateurs en ligne, qu’ils publient des remakes de vidéos YouTube ou des avatars de jeux personnalisés, ne se considèrent pas comme des artistes puisqu’ils n’ont pas de formation artistique, explique Anne-Marie Schleiner. Ils restent innocents (peut-être heureusement) des tactiques artistiques antérieures qui préfigurent leurs processus créatifs, comme les jeux de café collaboratifs des surréalistes ou les ready-made de Marcel Duchamp. » Dans un univers aussi élitiste que l’art, Anne-Marie Schleiner utilise donc le jeu vidéo afin de renverser les conventions, et se veut particulièrement offensive, voire provocante, au moment de rédiger sa note d’intention : « De nombreux artistes, critiques d’art, critiques des nouveaux médias et théoriciens ont exprimé leur dédain pour les jeux et l’interactivité de style de jeu. »
Jusqu’au-boutiste, la jeune commissaire refuse de s’inspirer d’autres expositions, et créé dès lors une nouvelle trame. Laquelle, consciemment ou non, indirectement ou pas, trace la voie pour d’autres institutions. « Si l’imitation est une flatterie, oui, il y a eu des expositions qui ont emprunté une gamme d’artistes très similaire à “Cracking the Maze”, qui a été créée à l’origine en dehors de toute intuition artistique ou festival comme une exposition d’art purement en ligne », s’amuse la chercheuse. Qu’importe : on est en 1999 et le jeu vidéo semble enfin être accepté au sein du monde de l’art. Tout n’est évidemment pas parfait, mais le travail d’Anne-Marie Schleiner commence à porter ces fruits ; à titre d’exemple, six ans plus tard, le ministre français de la Culture qualifie pour la première fois les jeux vidéo de biens culturels et de « forme d’expression artistique ». Mieux, il intronise deux concepteurs français (Michel Ancel et Frédérick Raynal), ainsi qu’un concepteur japonais (Shigeru Miyamoto), au rang de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. À croire qu’Anne-Marie Schleiner a bel et bien trouvé le cheat code nécessaire à la considération institutionnelle des jeux vidéo.