Dans cette nouvelle série, Fisheye Immersive tente de faire taire les mauvaises langues : non, l’art et les jeux vidéos ne sont pas si éloignés. Bien au contraire ! Pour ce sixième et dernier épisode, on s’intéresse à l’impact majeur des jeux vidéo sur une création contemporaine ô combien ouverte à cette nouvelle grammaire.
Longtemps considérés comme des outsiders, les artistes s’appropriant l’esthétique du jeu vidéo sont de plus en plus mis à l’honneur au sein des institutions internationales les plus prestigieuses. Au-delà de la simple reconnaissance institutionnelle, à l’image de l’intégration d’œuvres vidéoludiques au MoMA en 2012, il est également permis de voir dans ce phénomène une véritable légitimation du médium vidéoludique et de toute une scène jusqu’alors mise de côté. À l’heure où des créateurs issus du gaming sont aussi célébrés dans les galeries que sur Twitch, l’art numérique et le jeu vidéo s’entremêlent afin de créer une nouvelle génération de créateurs hybrides, bien ancrés dans leur temps.
Une génération bercée par le pixel
À l’inverse de ceux des années 1970, à une époque où le jeu vidéo est encore expérimental et peu présent dans les foyers moyens, les artistes des années 2020 ont une particularité : tous ont grandi avec une manette entre les mains. D’après une enquête réalisée par le cabinet Newzoo, le jeu vidéo domine aujourd’hui l’industrie du divertissement, et aurait généré plus de 184 milliards de dollars en 2022. Le gamer n’est plus un geek isolé, non, il représente un tiers de la planète. Pas étonnant, donc, que les artistes qui s’en saisissent aient parfois envie d’évoluer dans ce monde virtuel qu’ils connaissent si bien, allant jusqu’à transformer les jeux vidéo d’aujourd’hui en des espaces d’exposition 2.0.
Les créateurs profitent ainsi de l’explosion des plateformes de jeu en ligne, telles que Fortnite ou Minecraft, et de leurs écosystèmes ouverts pour présenter leurs travaux, désormais susceptible de toucher un public international. Pensons, par exemple, à Epic Games, qui a invité des artistes à exposer directement dans l’univers de Fortnite, faisant officiellement de l’espace du jeu vidéo une galerie d’art contemporain à part entière. Pour aller plus loin, mentionnons également la Serpentine Gallery qui a réuni plus de 140 millions de visiteurs au sein de son exposition virtuelle, KAWS : New Fiction, accessible depuis la page d’accueil de Fortnite.
Langage vidéoludique
Réduire les œuvres vidéoludiques à un simple espace d’exposition serait probablement trop simpliste. Les artistes, complètement imprégnés de cette culture, intègrent le graphisme, le son, la narration ou encore l’interaction issus des jeux dans leurs œuvres. L’objectif avoué ? Plonger le spectateur au sein d’une expérience toujours plus immersive, dans le sens où ce dernier n’est plus simplement passif face à l’œuvre, mais évolue avec elle, et devient, petit à petit, acteur lui-même. Devenu une référence pop à part entière, le jeu vidéo permet d’explorer des codes de la société en obligeant le spectateur à prendre des décisions. Inspiré par son esthétique aussi bien que par son pouvoir immersif, l’artiste franco-marocain Mounir Ayache a notamment pensé episode 0 : the leap of faith of Hassan al Wazzan, also known as Leo Africanus : un jeu où il utilise les codes de ce qu’il nomme la « SF orientale » afin de permettre au spectateur de prendre conscience des clichés existant autour du monde arabe.
Dans She Keeps Me Damn Alive, Danielle Brathwaite-Shirley invite quant à elle les joueurs à tirer sur des monstres pour protéger des personnes noires transgenres, quand Sara Sadik utilise la figure de l’avatar pour plonger les spectateurs dans les problématiques des habitants des quartiers populaires. Si le jeu vidéo se fait artistique depuis des décennies, aujourd’hui, il se fait également politique, n’en déplaise à Emmanuel Macron qui avait osé le rapprochement entre les émeutes survenues en juin 2023 suite à la mort de Nahel et les jeux vidéos.
Un objet esthétique
Attention, cependant : au-delà de l’objet de divertissement devenu argument de revendication, le jeu vidéo obéit avant tout à des codes esthétiques particuliers qui inspirent également les artistes contemporains. On peut ici penser à Jenova Chen, qui conçoit des œuvres où le visuel prime sur la performance ludique, ou à Marco Cadioli, premier photo-reporter virtuel, qui réalise des reportages dignes des photographes de Magnum sur Counter-Strike. Ces créations érigent le jeu vidéo en expérience contemplative, où la poésie visuelle se place au cœur de l’interaction. De quoi ouvrir la porte à d’autres créateurs qui, eux, s’emparent des codes du médium pour le détourner, à l’instar des glitch artists, qui jouent avec les erreurs des systèmes pour en tirer des compositions abstraites. Ou comment explorer les imperfections et les limites de ces environnements virtuels pour continuer de dessiner les contours encore mouvants de l’art numérique.
Cette transition est aussi soulignée par la manière dont les œuvres vidéoludiques sont de plus en plus présentes dans les musées et les expositions, non seulement comme objet de société, mais également comme pur objet visuel. Au Palais des Beaux-Arts de Lille, au Centre Pompidou-Metz, à la Biennale Chronique de Marseille… Le jeu vidéo s’expose et se décortique partout. Cette acceptation (tardive) se traduit aussi par l’intégration des jeux dans les formations en art numérique, où les écoles poussent désormais les étudiants à explorer les mondes virtuels comme médium créatif, à l’image de la prestigieuse école des Gobelins. Difficile de dire le contraire : le jeu vidéo est bel et bien devenu une partie intégrante du paysage artistique contemporain et est enfin considéré comme un support d’expression légitime pour les artistes, tout comme le cinéma a su l’être pour les avant-gardes du XXe siècle. La décennie 2020 serait-elle celle du 10ème art ?