En s’appuyant sur le soleil comme socle commun entre les êtres humains, l’artiste transmédia Vidya-Kelie questionne notre rapport au numérique, mais surtout à la vraie vie. Rencontre avec une philosophe 2.0.
Dans un monde gangrené par le capitalisme, le colonialisme et l’individualisme, Vidya-Kelie cherche la beauté. La beauté de la connexion, de la communauté, de l’erreur aussi. Déterminée à utiliser le numérique pour révéler les qualités et les biais du monde physique, l’artiste pluridisciplinaire Franco-Mauricienne, diplômée des Beaux-Arts d’Angers, invite surtout à (re)penser notre rapport individuel et collectif au digital. Quelques jours avant sa participation au colloque « Corps célestes / êtres terrestres » le 11 avril prochain dans le cadre de la Biennale Nova_XX, rencontre avec une créatrice qui a la tête dans les algorithmes, mais les pieds bien sur Terre.
Dans ta dernière exposition à la galerie Julie Caredda, tu t’es intéressée à notre rapport au monde digital et aux liens virtuels que nous tissons. Quel regard portes-tu sur ces façons d’interagir les uns avec les autres ?
Vidya-Kelie : L’exposition #SUN – Now – A man fishing on a rowboat mettait en valeur pas mal de problématiques qui sont liées à la translation entre le monde réel et ce qui apparaît sur la toile. Moi, je nourris la toile avec des éléments purement humains (la subjectivité, l’émotion), et je me demande ensuite comment est-ce que cela se retranscrit dans le digital. Dans mon travail, je parle également d’une forme de beauté apportée par la mondialisation et l’usage d’Internet, à savoir que les gens se connectent. Grâce à ça, ils peuvent communiquer ensemble, se découvrir des attraits communs, et ainsi faire partie d’une forme de grosse communauté.
« Internet est une entreprise, il n’y a rien de public, et il faut penser à ça afin d’avoir une meilleure conscience de l’utilisation que l’on en fait »
Malgré tout, mon travail – et surtout cette exposition -, c’est tout de même une critique. Derrière cet aspect acidulé, rose, lumineux se cache une vraie question sur nos rapports avec le monde virtuel. La manière dont on injecte de l’information dans Internet vient nourrir ce que l’on va appeler « l’intelligence artificielle globale ». Avec cela vient aujourd’hui une responsabilité – qui n’apparaissait peut-être pas aussi clairement il y a quelques années – au sujet de la qualité de ce que l’on poste comme contenu sur le Net, et qui contribue à créer des identités digitales. Je ne vais pas dire aux gens « n’utilisez pas le numérique », ce n’est pas du tout mon propos et je ne veux pas proposer une hétérotopie dans laquelle les gens souffrent d’être exclus des mondes digitaux. J’estime que l’on souffre déjà et que l’on sait ce que c’est que de tenter de s’extraire, notamment du monde capitaliste. On se rend rapidement compte qu’une telle situation est difficile à vivre. Mais en même temps, c’est aussi ce qui nous permet, en tant qu’artiste, de proposer des hétérotopies nécessaires. C’est d’ailleurs ce que j’essaie de traduire dans mon ouvrage La responsabilité de l’artiste (à paraître aux éditions NBE, ndlr) : même si je ne veux pas dire aux gens « ayez peur du digital, ne vous connectez pas », il y a tout de même une réalité qu’il faut regarder en face. Internet est une entreprise, il n’y a rien de public, et il faut penser à ça afin d’avoir une meilleure conscience de l’utilisation que l’on en fait.
Ton oeuvre WebSun enregistre et trace en temps réel sur une carte du monde les #sun qui sont publiés par les internautes sur Instagram. Ainsi, tu te poses la question d’un « soleil virtuel ». Peux-tu développer les réflexions qui t’ont mené à ce travail et ce qui en est ressorti ?
Vidya-Kelie : La genèse de ce projet vient du fait que j’ai longtemps vécu dans un endroit où il n’y avait pas de soleil. C’est donc par nécessité que je suis allée à la rencontre de celles et ceux qui parlaient du soleil, qui pouvaient me géolocaliser le soleil afin que je puisse les rejoindre. C’est à ce moment là que j’ai produit le web ouvert sun.vidyakelie.com, qui relie toutes les personnes utilisant le #sun sur Instagram. Le dernier soleil est toujours relié à l’avant-dernier etc, ce qui crée un soleil qui n’en est pas vraiment un puisqu’il s’agit d’une photo qui donne un repère, proposé par quelqu’un qui décide de s’inscrire consciemment dans une communauté. Cette application, ce sont tous ces gens qui manifestent leur présence avec le soleil. Au milieu de tout ça, j’interviens un peu comme un enquêteur qui regarde où se balade le soleil sur la carte.
Ça me fait penser à l’application Sunnytrack qui donne en temps réel les heures d’ensoleillement afin de profiter du soleil… Penses-tu que la transposition numérique d’éléments physiques puisse changer la perception que nous avons du monde réel ?
Vidya-Kelie : Quand je fais ce travail, ma première intention est de me déplacer pour rejoindre ces repères afin de prendre moi-même des bains de soleil. La différence avec Sunnytrack – qui n’existait pas d’ailleurs quand j’ai lancé mon projet -, c’est que nous n’utilisons pas les mêmes ressources. Moi, je me base plutôt sur une carte émotionnelle, dans le sens où ce sont des gens qui manifestent leur présence, tandis que l’application s’appuie sur de vraies données météorologiques. Autre différence : les gens qui prennent une photo avec le #sun publient finalement des choses qui n’ont pas vraiment de rapport avec le soleil… Il y a un rapport avec l’ensoleillement, ils se prennent en selfie heureux, en maillot de bain, on peut facilement déceler un contexte lumineux. Mais pour la plupart, il n’y pas de soleil sur l’image. De plus, le décalage entre le moment du post et celui où a été prise la photo est hyper important. Le rendu est plutôt poétique, émotionnel et reflète ce que veut dire le soleil dans la tête et le cœur des gens. C’est plutôt ça que je retranscris.
« Le rendu de Websun est plutôt poétique, émotionnel et reflète ce que veut dire le soleil dans la tête et le cœur des gens »
On retrouve ici un élément important de ton travail : l’aspect participatif. En quoi est-ce nécessaire pour toi de favoriser cette notion de collaboration, de communauté ?
Vidya-Kelie : Si la volonté de départ était juste de recueillir la lumière sur ma peau, aujourd’hui, je me retrouve avec un geste collectif et j’introduis d’autres gens au projet. Je commence à devenir spécialiste des pièces collaboratives et, en général, avec ce genre de projets, ça part toujours en cacahuètes (rires). En gros, tu as quelque chose en tête et souvent, tu te retrouves avec un résultat final qui n’a rien à voir avec l’idée de départ ! Donc je ne me suis pas retrouvée avec des images de soleil, mais avec des photos de chats, des gens aux ski, etc. Mais c’est ce qui a fait la force de ce projet, le fait d’ouvrir et de sortir du contrôle, de devenir presque spectateur de ta propre erreur. C’est ce qui fait la richesse d’une pièce collaborative !
Avec toi, le soleil devient presque un concept…
Vidya-Kelie : S’il est un astre essentiel à la vie et tout ce que l’on en sait, le soleil représente tout autre chose dans le monde numérique. Pour en parler, il faut revenir sur la notion de « jumeau numérique ». Depuis les débuts de la production dans les mondes numériques ou presque, on essaie de produire un monde réel dans un monde virtuel. Il y a des habitants, des avatars, un sol, un ciel, des portes etc. Et on va même plus loin, puisque l’on y ramène même toutes les contraintes de la vie réelle afin de créer un environnement que l’on connaît, qui nous rassure, qui nous permette d’être dans le contrôle. En réalité, on n’est absolument pas obligé de faire ça. On pourrait inventer plein de trucs différents, des notions qui n’existeraient pas dans notre monde, on pourrait lui injecter des choses sans gravité… Je ne vois pas pourquoi on s’acharne à injecter dans le numérique des propriétés terrestres, ça n’a aucun sens ! Enfin, ça a un sens économique puisque, une fois encore, tout ce qui est généré ou produit sur Internet génère du profit, rien qu’avec les serveurs et toute cette machinerie payante…
« Je ne vois pas pourquoi on s’acharne à injecter dans le numérique des propriétés terrestres, ça n’a aucun sens ! »
Le soleil virtuel est un soleil privé, financier. Si l’on prend l’exemple de l’explication de la création des modes de gouvernance par Michel Foucault, on part d’une nature qui a tous les droits. Les lois créées par l’état Nation mettent alors en place des restrictions face à quelque chose de l’ordre de la divinité, ceci afin de réduire le champs des possibles. On part d’un endroit qui est gratuit, d’une base publique, que l’on a essayé de contraindre pour vivre en société. Dans ce « jumeau numérique » que l’on essaie de produire, on ne part pas d’un endroit public, on n’est pas dans un mode de restriction, alors qu’on a l’impression que c’est le cas. On a le sentiment qu’Internet est un endroit où l’on peut tout faire, alors que pas du tout, c’est même plutôt l’inverse.
Sur Internet, il y a plusieurs soleil : un à chaque endroit, un pour chaque langage, un pour chaque algorithme etc. C’est ce que j’essaie de montrer dans mon œuvre SunPrompt : le soleil sur Internet n’est pas la source infinie de vie de la réalité, c’est un repère évident qui permet de parler facilement de sa définition dans le digital qui est composite, collective et belle pour tout cela.
Dans ta pratique, on retrouve beaucoup de liens entre ésotérisme et le monde numérique. L’auteur Fred Turner avait déjà rapproché la contre-culture hippie de la cyberculture, deux univers qui ont pourtant l’air presque antinomiques. Quelles en sont les similitudes selon toi ?
Vidya-Kelie : La manière dont j’utilise le digital, c’est pour révéler des notions très fortes que nous vivons : les liens, les connexions, la synchronicité (le moment où tout le monde poste un soleil en même temps, créant les trajectoires frénétiques du soleil digital)… Cela crée des connexions nécessaires avec des repères communs, permet de se regrouper, de parler d’une même forme de spiritualité, d’esotérisme, de prendre conscience d’une interconnection des corps. On est un tout : quand on regarde à l’échelle atomique, il n’y a pas de vide, tout est interconnecté, tout bouge en même temps. L’objet digital permet de rendre visible ces liens-là, et agit presque comme une sorte de réalité augmentée de ce que l’on expérimente tous les jours dans le monde vécu. Et ça, ça a un côté un peu fou puisqu’on ne le voit pas… Reste que la cybernétique permet de révéler le réel.
Cette question, je te la posais en pensant notamment à ton œuvre Pierre de confiance, ces totems où sont modelés à la main des QR codes qui deviennent des sortes de voyants offrant des prédictions algorithmiques personnalisées. Tu lies ici monde numérique, savoir-faire artisanal et croyances ancestrales : tout est donc connecté ?
Vidya-Kelie : Ce qui est sûr, c’est que toutes mes œuvres sont connectées entre elles (rires) ! Par rapport à mon oeuvre Pierre de confiance, quand tu scannes le QR code, tu ne sais pas ce que tu vas avoir et ça vient quelque part hacker tes propres prédictions sur ton téléphone. En général, tu as une réticence quand tu utilises un QR sur une table à un restaurant, tu n’es pas toujours à l’aise à l’idée de récupérer un contenu dans ton téléphone qui est de plus en plus personnel. Le fait d’injecter le contenu d’un artiste, qui est en plus aléatoire, pose la question de la confiance que l’on accorde à l’artiste pour s’introduire à l’endroit qui est, dans notre ère hyper-contemporaine, un objet des plus intimes. Cette œuvre, elle vient toucher la confiance qui est un vecteur hyper important de média entre nous, un lien hyper fort qui nous permet de construire des choses ensemble. À travers une action digitale, je relève ce concept de confiance, qui est une valeur qui tient le monde.