En marge de son solo show à la Galerie Charlot, Zaven Paré revient en détails sur les grandes thématiques qui sous-tendent son œuvre depuis les années 1980.
On dit que ses robots réalisés dans les années 1980 ont inspiré ceux du film I, Robot (2004). Au Japon, où il a mené des recherches au sein du Robot Actors Project de l’université d’Osaka, on dit que ses marionnettes électroniques sont le chaînon manquant de l’histoire de la robotique. On dit aussi que, de David Bowie à Richard Forman, en passant par le roboticien Ishiguro Hiroshi, le Français fascine l’esprit des plus avant-gardistes. Depuis le début des années 1980, Zaven Paré a en tout cas développé une pratique artistique qui ne ressemble à aucune autre. Sans jamais occulter ce qui continue d’agiter son œuvre : le dialogue, ce désir d’entrer en communication avec différents outils, différentes techniques, différentes formes de vie. On parle tout de même d’un homme qui, en 2011, a passé un mois et demi enfermé avec un robot nommé Geminoid HI-1… Rencontre.
La Manufacture des Gobelins
« J’étais étudiant du peintre Piotr Kowalski et j’avais pu assister à une rétrospective de son travail à Beaubourg, en 1981. Au sous-sol, on trouvait alors un atelier de recherche en technologies avancées, ce qui m’a permis d’être très tôt éveillé au numérique, même si, par diverses circonstances, j’étais surtout lié à la technique et à la fabrication. En 1987, j’ai fini par travailler à la Manufacture des Gobelins. D’abord, pour échantillonner une de mes tapisseries. Puis, on m’a proposé de travailler sur le Mobilier national via le système N.I.M.E.S. (Nuancier Informatique des Manufactures nationales). C’était un autre moment dans l’histoire des machines, mais cela reflète bien une période charnière : l’arrivée des technologies dans des domaines qui étaient proprement ceux de la réalisation technique. Dommage que des gens aient fini par s’approprier ces innovations technologiques, quitte à les mystifier afin qu’elles correspondent avant tout à leur usage personnel… ».
« Lorsque je décide de revenir en France au début des années 2000, les directeurs de certaines scènes me disent que j’utilise trop de technologie, que mes projets sont des “usines à gaz”… »
David Bowie
« En 1985, je décide de partir vivre en Amérique du Nord. Ayant un graphisme très marqué, je bossais alors pour l’industrie, au sein du même édifice que celui des meilleures compagnies d’art du spectacle de Montréal. Très rapidement, je me suis retrouvé associé à celles-ci, dans la conception de décors, d’accessoires et d’éléments scénographiques. Parmi toutes les collaborations qui prennent alors forme, il y a notamment celle avec le chorégraphe Édouard Lock, qui me propose de travailler sur deux créations pour David Bowie. La première était en 1987, à l’occasion du trentième anniversaire de l’Institute of Contemporary Arts, à Londres : Bowie avait fait appel à des artistes du monde entier dans l’idée de contribuer à ce projet, dont le but était également d’aider financièrement une institution en difficulté. La seconde était à New York, en 1990, en lien avec une tournée pour laquelle j’avais dessiné les écrans circulaires de vidéo. À une époque où contrôler un système robotique se faisait via un CD-Rom et un clavier, où l’on n’avait pas encore de joystick ou d’ordinateur suffisamment puissant pour piloter toutes ces machines… ».
Marionnettes électroniques
« À force de dessiner des objets technologiques, j’ai fini par comprendre que j’étais un peu plus qu’un artiste, que je savais aussi les construire, que j’avais un pied dans l’ingénierie. Quand on m’a demandé d’inventer ces objets pour la scène, en 1997, pour les besoins de la pièce Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, j’y ai tout de suite vu l’opportunité de créer des marionnettes électroniques : des objets qui, en temps réel, pouvaient performer sur scène. Par la suite, Richard Forman, père du théâtre underground, m’a proposé de travailler avec lui aux États-Unis. Ce qui a été très enrichissant.
Hélas, lorsque je décide de revenir en France au début des années 2000, les directeurs de certaines scènes me disent que j’utilise trop de technologie, que mes projets sont des “usines à gaz”… Par chance, j’ai pu rebondir au Japon, où des spécialistes voyaient mes créations comme le chaînon manquant de l’histoire de la robotique. Pour eux, ces marionnettes étaient avant tout des robots, avec tout ce que cela suppose d’électronique, d’analogique, de mécanique, d’optique ou de pneumatique. À ce moment-là, le Japon m’a donc donné une seconde vie. D’abord, en me permettant de comprendre ce en quoi j’étais réellement compétent. Puis en m’incitant à mettre de nouveau un pied dans la recherche. »
Robotique japonaise
« J’ai longuement parlé de cela dans mon livre L’Âge d’or de la robotique Japonaise, qui revenait en profondeur sur les dix premières années du 21e siècle, une période où le Japon est dans une dynamique d’effort de guerre du point de vue technologique. Ils avaient alors compris que si on reproduisait de l’humain avec de la technologie pour faire des robots, on se donnait les moyens de travailler sur le paradigme même de la complexité. Ce qui implique de réunir des dizaines et des dizaines de disciplines différentes autour d’un même projet – le minimum nécessaire si l’on souhaite que le robot fasse humain, qu’il puisse faire rebondir de la pensée, etc.
Au début des années 2000, j’avais été invité en tant qu’artiste et j’avais réussi à convaincre le grand roboticien Hiroshi Ishiguro que l’“Uncanny Valley” (“la vallée de l’étrange”, concept théorique développé par le roboticien japonais Masahiro Mori en 1970, ndlr) n’était pas le grand défi de la robotique ; ce qui comptait, c’était moins le robot que sa mise en situation. Mettre en scène le robot, créer une dramaturgie autour, c’est autant de possibilité de créer des plateformes et de développer des interactions sociales entre des robots et des humains, voire même entre les robots eux-mêmes. D’où la création du Robot Actors Project, à travers lequel on a cherché à développer des robots capables d’interagir avec des acteurs sur scène. Aujourd’hui, Hiroshi Ishiguro est directeur du Pavillon Future of Life de l’exposition universelle d’Osaka et a développé pour l’occasion une douzaine d’androïdes. »
« J’aime ces objets venus d’un futur qui n’existera pas ou d’un récent passé improbable »
Narration
« Un jour, Cynthia Lynn Breazeal, grande figure de la robotique sociale au sein du MIT, me demande : “Zaven, toi qui es artiste, quel sera le prochain grand mouvement ?”. Illico, je lui réponds la narration. Il faut bien comprendre que sans narration, il n’y a pas de robot, pas de technologie, pas d’interaction avec ces outils, pas de projets individuels ou de société.
La preuve en est encore aujourd’hui avec l’IA. On parle de ChatGPT, de prompts, etc. Mais qu’est-ce que ça signifie en fin de compte ? Qu’une fois encore, c’est la narration qui prime. Il n’y qu’à voir ce que développe et crée Niceaunties : quand je vois ses œuvres, j’essaye d’imaginer les prompts utilisés et je me dis que j’aimerais tant être dans la tête de ces gens brillants. »
Low-tech
« Je viens d’une génération où on sait que la technologie peut être obsolète : les walkmans, le Concorde, les robots anthropomorphiques, etc. Personnellement, j’aime ces moments d’obsolescence, l’idée de pouvoir me réapproprier des bugs technologiques. Pour ma dernière exposition à la Galerie Charlot, Mix Maker, je me suis par exemple amusé à créer des tables de mixage en carton. Je voulais détourner cet outil, indéniablement le plus grand instrument de musique créé au 20e siècle, permettre aux gens de le toucher différemment. Au sein de l’exposition, il y a aussi ces hygiaphones réalisés grâce à la découpe laser et de nouveaux matériaux (plexiglas, carton), ainsi que ce satellite. À croire que j’aime ces objets venus d’un futur qui n’existera pas ou d’un récent passé improbable. »
Corps morcelés
« Mes œuvres représentent souvent une partie du corps humain, rarement sa totalité. Ceci moins dans l’idée de commenter une humanité courant à sa perte que de travailler sur l’effet de présence. Est-ce qu’une jambe, un torse, un regard ou la représentation d’une cage thoracique peuvent développer une présence ? N’ayant pas un million de dollars pour fabriquer un robot, c’est aussi un désir d’aller vers une approche plus poétique, vers des interrogations plus vulnérables. Par exemple, dans quelle mesure peut-on construire le caractère d’un artefact ? Voilà le type de questions que je me pose ».
Maître du son
« Pour des histoires de maintenance et d’obsolescence, il y a de moins en moins de machines dans mes expositions. En revanche, il y a toujours du bruit, un effet de présence, un frémissement, des grésillements. Alors que le bruit est souvent vu comme incongru, j’aime le voir comme un élément susceptible de créer une personnalité à un objet. Cela fait sens avec ce que je disais précédemment : j’aime la distorsion, ce qui ne marche pas. Et puis il faut bien avouer que le vocabulaire des arts plastiques est très proche de celui de la musique. Dans les deux cas, on parle de composition, de séquence, de rythmes, de répétitions, etc. ».
- Mix Maker, de Zaven Paré, jusqu’au 29.03, Galerie Charlot, Paris.