À quoi ressembleront les villes du futur ? Rencontre avec l’artiste-architecte François Roche

À quoi ressembleront les villes du futur ? Rencontre avec l'artiste-architecte François Roche
Perspective 3D de l'exposition “La Chambre des mémoires à-venir” ©New Territories - François Roche

Les portes de La Chambre des mémoires à-venir s’ouvriront le 16 septembre prochain dans les souterrains de la Défense, à Courbevoie. On a voulu faire un tour anticipé de la nouvelle installation immersive du collectif New-Territories_S/he en interrogeant le cerveau qui en est à l’initiative, l’architecte François Roche. En toile de fond, une question : que les technologies peuvent-elles raconter ou révéler de plus que les espaces ne disent pas d’eux-mêmes ?

Depuis de nombreuses années, François Roche exprime sa vision novatrice au sein du collectif New-Territories_S/he, à la frontière de l’art de la science et de l’architecture. Artiste et architecte français (critique du milieu de l’architecture), ce dernier a vécu en Asie de 2011 à 2021, où il a poursuivi des projets expérimentaux in-situ, qui défient la simplicité et embrassent la diversité des expériences humaines. Jusqu’à ce que le Covid ne l’incite à quitter la Thaïlande pour se réinstaller en France, sans pour autant mettre de côté son obsession : investir des espaces en marge, invisibilisés, afin de révéler les angles morts de nos idéologies et utopies bâtisseuses. 

Fugitif de l’identité, la personnalité de François Roche comme ses travaux transcendent les catégories binaires. Sans cesse, il navigue entre l’analogique et le digital, la robotique et la « bricola », tisse des liens ambigus entre l’organique et la computation. Sa dernière installation en date, La Chambre des mémoires à-venir, ne fait pas exception : déployée dans le silence et l’obscurité bétonnée des sous-sols de La Défense, elle orchestre un dialogue subtile et vertigineux entre la psyché humaine et ses artefacts. Immersives – François Roche préfère dire « hypnotiques » –, les technologies déployées donnent le tournis. L’erreur serait toutefois de le considérer comme un techno-fétichiste : à travers son langage poétique et complexe, reflet d’une personnalité qui défie les normes, qui jongle entre les mondes, François Roche est évidemment bien plus que ça. Laissons-le nous en dire plus…

©François Roche

D’où vous vient l’idée de La Chambre des mémoires à-venir ?

François Roche : Au départ, on pensait investir une grotte proche de la grotte de Lascaux, dans laquelle des entités du futur nous regarderaient comme nous, nous regardons avec curiosité et condescendance les australopithèques. On les bestialise ou les re-humanise au gré de nos synchronicités. On voulait créer quelque chose d’un peu similaire. Une sorte de rétro-futur où des entités qui ont échappé à la branche de l’Homo sapiens jugent notre fatras de l’ici et maintenant, nos pulsions morbides, jouisseurs que nous sommes des destructions que nous opérons sur les lieux, les milieux et bien évidemment sur notre propre existence.

La Chambre des mémoires à-venir, c’est un dispositif philosophique et hypnotique pensé pour s’enfuir du statuquo, une échappée belle, mais aussi une ode à la transgression, vestige d’une lucidité post AI, post digital, de ce qu’il nous reste, de la vulnérabilité des attitudes face aux puissances de calcul anthropomorphiques.

FrançoisRoche
« L’architecture, c’est aussi le droit de désobéir, et pas simplement un assemblage de composants industriels, ce que le Bauhaus nous a malignement légué. »

S’agit-il de votre première production du genre ?

François Roche : Ce n’est pas la première fois que l’on utilise l’hypnose. Mais c’est la première fois en France que l’on se rend dans des lieux interdits. C’est ce que j’ai fait pendant 10 ans à Bangkok et ses innombrables cadavres-exquis de bâtiments non finis des années 1990, de maisons-dominos jamais achevées. Avec New-Territories_S/HE, on a toujours travaillé sur le rapport à l’éphémère, à l’architecture qui meurt, à la situation…

En 2001, par exemple, on a essayé de faire à Bangkok une installation qui attirait par électro-statisme la pollution de la ville, principalement liée au dioxyde de carbone. On avait fait des tests d’accumulation de salissures, pour voir comment l’agrégation de salissures devient la chair d’un motif et par là même rend compte de quelque chose qui est de l’ordre de l’invisible, de l’ordre de la respiration. Car non, le territoire n’est pas seulement de l’ordre du visible. C’est aussi le chimique, la psyché, la subjectivité. Le territoire du conscient et de l’inconscient.

©François Roche

En quoi les souterrains de la Défense sont-ils, à vos yeux, un espace si particulier ?

François Roche : On a voulu produire dans un lieu inaccessible, un lieu que personne ne connaît, en marge, mais qui néanmoins renifle les contradictions et l’autorité pompidolienne. Entre les derniers bidonvilles « bottom-up » et la mainmise incestueuse sur un urbanisme « top Down » – et « Play time » nous dit Tati. Nous nous glissons dans une fissure du temps, au creux de résidus infrastructurels, poussiéreux et sombres, adossés aux fondations de l’idéologie progressiste qu’il nous plait de désaliéner, voir juste d’égratigner.

Vous opérez sous un avatar « anti-autoritaire », agenré, non-binaire, indéfini. En quoi ce projet lui fait écho ?

François Roche : Notre approche « sans la voie du maître » a quelque chose à voir avec cela. D’une part, je n’existe qu’au travers d’une entité hermaphrodite, trans-genre depuis le milieu des années 1990, S/he, dont je ne suis que le secrétaire particulier. Mais aussi au travers de celles, ces entités qui hantent les sous-sols de la modernité et qui nous parlent du droit à l’erreur, consubstantiel à l’être humain et à son épigénétique, loin de l’obsession performative et de l’expertise carnassière de nos sociétés managériales occidentales. L’idée, c’est de prendre le risque de créer quelque chose dont on ne connaît pas encore la nature, et de le découvrir comme un artefact, une hétérotopie…

FrançoisRoche
« Faire la ville, c’est penser le risque d’être un humain aux creux des contradictions et absurdités contemporaines, aux creux de sa violence d’état.  »

Vous avez déployé une palette vertigineuse de technologies pour cette installation. Comment avez-vous procédé ?

François Roche : C’est intéressant parce que mon rapport aux technologies est toujours d’en gommer l’existence, dans le sens où je ne souhaite pas laisser penser qu’un élément ait pu être pensé par une logique de logiciel… Je ne veux pas que l’on ressente la signature de l’outil, ni la dépendance vis-à-vis de ceux qui l’ont produit, quitte à flouter les mécaniques productives et les intentions. L’objectif, c’est que l’on ne perçoive pas ces multiples plateformes de 3D, de 2D, de mapping, toutes ces mises en relief nébuleuses réalisées avec de l’IA afin que l’objet puisse exister sans fétichisme technologique. Personnellement, j’ai pour ambition de faire en sorte que l’analogique, l’organique, de vortex et de vents solaires, de rapports humains de l’ordre de la dispute (examiner, débattre et se quereller), ne soient plus otages du digital, mais ouvrent les « portes de la perception » et des savoirs.

Nous vivons au sein d’une époque où de nombreux artistes, via le numérique, tentent d’imaginer la ville du futur, fantasment ses multiples possibilités. D’après quoi, à quoi ressemblera notre devenir-citadin ?

François Roche : Je suis intéressé par la justice territoriale et sociale, par le fait que la ville ne soit pas condamnée à être planifiée par des experts en goujaterie, architectes ou urbanistes. Que le discours puisse ne pas être conventionnel, puisse être rageur, souffrant de ses colères et de ces protestations. Je suis émerveillé par la capacité de résistance-résilience dans une structure technoïde et politique extrêmement autoritaire. L’architecture, c’est aussi le droit de désobéir, et pas simplement un assemblage de composants industriels, ce que le Bauhaus nous a malignement légué. Faire la ville, c’est penser le risque d’être un humain aux creux des contradictions et absurdités contemporaines, aux creux de sa violence d’état.

©François Roche

Quel message ou type d’expérience vouliez-vous proposer aux visiteurs en les immergeant dans cette installation ?

François Roche : La Chambre des mémoires à-venir est un miroir déformant de nous-même, une schizophrénie à trois voix, en même temps qu’une séance d’hypnose. C’est un shoot à la DMT MeO5, pustules du crapaud Buffo que les Indiens du people Seri s’envoient dans le nez pour conquérir les limbes. On aura la gueule de bois, je pense, en sortant de là. Je ne veux pas que ça se réduise à de l’entertainment. La société du spectacle n’a pas besoin de nous, et inutile de l’alimenter en mode green washing et immersion lobotomisée pour toute audience. La Chambre des mémoires à-venir, c’est plutôt un plaisir triste, une forme de mélancolie toxique, réservée au plus de 16 ans.

Cette gueule de bois, donc, je l’ai eue quand je suis rentré en France, avec ses injonctions morales, policières, éducatives, sécuritaires… et je veux la transmettre ad nauseam, après une décennie de vie et de production en Asie dans les slum de Bangkok où ça sent bon l’essaim, pour reprendre la métaphore de Rimbaud sur la Commune de Paris. L’idée, encore une fois, est de suggérer via cette nébuleuse d’entités visqueuses, aux lisières de l’hypnose, le vide abyssal des limbes qui nous submergent déjà.

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