Si la question du son est finalement assez peu abordée lorsqu’on parle de narration immersive, elle est pourtant essentielle. Le son est au centre de notre attention au monde, particulièrement quand il s’agit de connexion à l’autre, de l’attention qu’on y porte, voire même d’empathie. Ce dernier point, à la fois sensible et humain, est notamment exploré par Cargo, une installation immersive politiquement engagée, à travers laquelle Anne de Giafferri et Christian Delécluse abordent de front les questions des migrations.
L’interconnexion des pratiques artistiques numériques avec les questions politiques, sociétales ou environnementales n’est plus à démontrer. À ce titre, on peut dire que Cargo, une installation sonore immersive d’Anne de Giafferri et de Christian Delécluse, est exemplaire. En se penchant sur les différentes typologies de mobilités qui nous relie aux mondes Méditerranéens (exils, pèlerinages religieux, tourisme, échanges économiques, déplacements professionnels et familiaux, retour au pays, etc.) par le biais d’une déambulation géolocalisée interactive équipée d’un casque audio plongeant le public dans une multitude de récits et de trajectoires singulières, l’auteure-réalisatrice Anne de Giafferri et l’artiste plasticien Christian Delécluse abordent finement la question des migrations.
Un terme, et ses figures, souvent victimes de biais d’autant plus marqués dès lors que l’on aborde l’idée de franchissement de frontières, politiques ou symboliques. Cargo, découverte au Festival Scopitone il y a quelques mois, est donc une œuvre immersive, qui aborde des questions politiques fortes, avec sensibilité et justesse. Suffisamment en tout cas pour aller à la rencontre de ses créateurs et de William Board, chargé de production de l’agence Dark Euphoria.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Christian Delécluse : Nous nous sommes connus à La Muse en Circuit, centre de création musicale basé à Marseille et créé par Luc Ferrari. Nous évoluions tous les deux autour du projet Ormador, projet de musique électronique improvisé et ensemble de musiques jouées par ordinateur. Nous nous sommes réunis autour d’une même passion pour les sons captés dans le réel, le field recording, et leur métamorphose en paysage sonore. Avec le projet Cargo, les thèmes du voyage et de l’altérité nous ont permis de renouer vers une collaboration artistique, avec l’envie de travailler sur les questions de la migration, de la mer Méditerranée et de la traversée sur la place publique.
Anne de Giafferri : J’avais envie de travailler sur la question du déplacement maritime, et le sujet de la migration est venu resserrer la thématique originelle. J’ai contacté Christian pour qu’il m’accompagne dans l’écriture scénographique de ce projet sonore, qui au départ n’était pas forcément pensé comme immersif, ni même fictionnel. L’idée était de partir du réel pour parler de la question des migrants, de construire des « figures » de la mobilité et de remettre le sujet des migrations dans l’espace de la mobilité.
La dimension politique est évidemment très forte dans Cargo. Comment aborder un tel sujet sans tomber dans les clichés, le politiquement correct et le propos généraliste ?
Christian Delécluse : Parler de la migration est compliqué, en effet. C’est un sujet extrêmement connoté, avec beaucoup d’affects. Les figures de la migration sont toujours stigmatisées : soit elles sont les émissaires de tous les maux ; soit, on les présente comme des victimes. Pour pouvoir se détacher de ces représentations, en partie fantasmées, l’idée était de travailler avec des chercheurs, de partir du réel. C’est pourquoi Cargo a été réalisé en étroite collaboration avec des chercheurs en sciences humaines et sociales. À ce titre, on peut dire que c’est un projet Arts-Sciences, puisque nous sommes parties de leurs études de terrain pour bâtir des fictions qui parleraient de ce qu’est, concrètement, la migration.
Anne de Giafferri : Nous avons pensé qu’il serait intéressant de fictionnaliser ces histoires, à la fois parce que ça nous permettait une plus grande liberté et une écriture beaucoup plus précise, mais également à cause d’une nécessité politique. Est donc venue l’idée de construire un certain nombre de « figures » de la mobilité qui correspondent aux sujets sur lesquels travaillent les chercheurs en sciences sociales. Grâce à eux, nous étions vraiment au plus proche de la réalité de ces expériences. Porter un regard personnel évitait aussi de tomber dans les stéréotypes qui apparaissent dans les récupérations politiques, ou médiatiques, qui enferment le champ de la migration.
Comment expliquer Cargo à celles et ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience ?
Christian Delécluse : L’installation existe sous deux formes, une grande, interactive, et une petite. Dans la forme interactive, le spectateur entre dans un espace scénographié. Pour laisser place à l’imaginaire, l’environnement y est plutôt abstrait, fait de lumières douces et de zones cosy avec des assises. On est accueilli et équipé d’un casque audio avec un système de tracking. À partir du moment où l’on met le casque, on est emmené, un peu comme dans une expérience VR, mais dans un espace qui se construit par le son. Le fait que ce ne soit pas de la VR est important, notamment pour la dimension emphatique vis-à-vis de ce qui est présenté. On ne représente pas, on suggère. Ici, c’est l’imaginaire du spectateur qui recrée l’histoire et l’espace dans lequel il évolue à partir de ce qu’il entend.
Anne de Giafferri : Le public est libre de se déplacer, et ses mouvements vont l’amener à explorer différents paysages sonores, d’autres histoires. C’est là que réside l’aspect interactif de cette expérience immersive, dans le déplacement du spectateur qui va l’amener à la rencontre des différentes « figures » sur lesquelles il va pouvoir s’attarder. Il y a un trackeur sur le casque, et le son est diffusé en fonction de la position et de l’orientation du spectateur dans l’espace. Le public est maître de son parcours, et ses déplacements transformeront forcément son expérience à l’intérieur de l’installation.
« L’idée était de partir du réel pour parler de la question des migrants, de construire des « figures » de la mobilité et de remettre le sujet des migrations dans l’espace de la mobilité. »
Cargo n’est pas un dispositif de médiation, c’est une expérience artistique, avec une dimension narrative…
Anne de Giafferri : Oui, il y a eu un casting à Marseille, avec un cahier des charges qui concernait la langue des interprètes. Celui ou celle qui incarnait ces figures devait pouvoir s’exprimer dans la langue nationale du personnage, et en français. Il y a 14 figures différentes et 12 nationalités. Il n’était pas évident de recruter des comédiens professionnels qui parlent tous les deux langues. Il y a 2 ou 3 comédiens pros, les autres se sont prêtées au jeu de l’interprétation en amateurs. Le point de départ, c’était les mobilités entre la France et le Maghreb. Très rapidement on s’est aperçu que c’était un réseau qui s’étendait bien plus loin. Par le Maghreb arrivaient ou repartaient des gens de toute l’Afrique, de l’Afrique sub-saharienne et du Moyen-Orient. C’étaient des moments assez forts, parce que la plupart ont évidemment revécu l’histoire de leur peuple, de leur famille, ou une histoire personnelle.
Pour porter un message politique comme celui de Cargo, on aurait pu penser que le choix se serait porté vers de l’immersif XR, de la VR ou de la réalité augmentée. Vous avez choisi le son. C’est quelque chose qui déjà habite votre univers créatif, mais quelles questions vous êtes-vous posées par rapport à ça ?
Christian Delécluse : Cela n’a pas été facile. Ne serait-ce qu’en ce qui concerne les catégories d’aide à la production, nous n’entrions dans aucune case. Si nous avions eu du visuel, nous serions entrés dans le cadre de certains dispositifs d’aides à la création immersive, mais ce n’était pas le cas. C’était un choix artistique fort, qu’il a fallu défendre. Je pense que c’est le bon choix. Personnellement je suis relativement critique vis-à-vis des immersions du types VR. Je trouve que c’est un média qui s’impose tellement au spectateur qu’il le coupe de son rapport au monde environnant. Dans ces conditions, je pense qu’il est plus difficile de créer de l’empathie. Nous voulions créer des archétypes, non pas des stéréotypes. Or, il est difficile de toucher à l’universel quand on est face à un personnage physiquement incarné, surtout en VR, avec le sentiment de fausse proximité que cela génère.
« On ne représente pas les choses, on les suggère »
Anne de Giafferri : Pour nous il était évident qu’il ne fallait pas de représentation. Le son est peut-être le seul média qui convoque tous nos sens. Il nous permet d’aller où on veut, de laisse libre cours à notre imaginaire, et en même temps, il nous rapproche de ce que l’on entend, de celui qui parle. À la fois artistiquement et politiquement, il était évident que c’était un projet – et un sujet – appelé à rester sans image. Nous ne voulions pas illustrer.
William Board : La question des mobilités et des migrations s’impose à chacun d’entre nous de manière très visuelle. Je pense que Cargo vient poser un autre regard sur ces questions-là, sans utiliser l’image. L’installation offre la parole aux gens qui n’ont pas l’occasion de s’exprimer. Comme dit Anne : « l’audition est un biais cognitif hyper évocateur ». Le fait d’avoir choisi une expérience immersive sonore contribue fortement à s’emparer des histoires qui nous sont racontées.
William Board, vous travaillez pour Dark Euphoria, agence de production Art, Science, Technologies. Comment accompagne-t-on un tel projet ?
William Board : C’était un travail collaboratif. Le projet a évolué au fil des rencontres et des échanges entre les artistes et l’équipe de production : Mathieu Rozières, Marie Point et moi-même. Il y a eu des moments parfois compliqués, bien sûr, il a fallu réécrire et repenser le projet en cours de route, mais beaucoup de choses se sont débloquées grâce à des rencontres. Je pense au Collectif MU qui a développé un système de tracking de casque dans l’espace, et grâce à qui nous avons pu imaginer un dispositif assez léger qui gardait l’idée d’immersion sonore tout en rendant l’œuvre interactive. Début 2021, le projet devait se faire en conteneur, et c’était assez complexe. Nous pensions à en acheter un, mais le stockage était exorbitant. Anne devait partir au Maghreb pour faire les traversées sur les bateaux et enregistrer des sons. Encore une autre aventure ! On a repensé le projet au cours de l’année 2021-2022. Cela nous a amené à Radio France où l’on a rencontré Frédéric Changenet, ingénieur du son « Service innovation », qui a fait tout le mixage objet-sons spatialisé.
Bref, de fil en aiguille on a repensé le projet et sa scénographie. Avec Anne et Christian nous avons imaginé une version plus épurée, apte à mettre en avant le son et sa forme interactive. À l’été 2022, nous avons réalisé les enregistrements au LMA (Laboratoire de Mécanique et d’Acoustique) à Marseille, puis le mixage et enfin, à la fin de l’année 2022 et début 2023, tout le travail sur le dispositif interactif avec le collectif MU à Paris.