Ses œuvres habitent aussi bien le classieux Tate Museum que les hangars du Berghain à Berlin. Avec son esthétique vintage qui évoque les premiers jeux RPG, l’artiste britannique Danielle Brathwaithe-Shirley immerge ses visiteurs dans une forme de thérapie collective sur fond d’archives des communautés noires et queer, souvent absentes des récits traditionnels.
« Vous avez sauvé une âme et effacé 55 avec votre regard. Une seule âme vous sourit ». Dans le grand hall du célèbre club d’outre-Rhin, le Berghain, les Berlinois permanents et de passage ont pu cet été – et cet automne – passer un test de moralité d’un nouveau genre grâce à l’installation The Soul Station de l’artiste britannique Danielle Brathwaite-Shirley. Au sein de cette œuvre-jeu vidéo, les visiteurs ont pour mission de sauver des personnages dans un temps limité. Sur leur chemin, un « Do you need to change ? » clignote – en lettres pop et un brin rétro – à plusieurs reprises. Le ton est donné.
L’art comme épreuve morale et collective
« Mon intention est de pousser tout un chacun à s’interroger sur qui il est et peut-être décider de changer ou pas. Au fond, je m’en fiche que vous changiez. Ce à quoi j’ambitionne, c’est que vous vous interrogiez », confie l’artiste. Autrement dit, les œuvres de Danielle Brathwaite-Shirley ne donnent pas de réponses, mais posent des questions, souvent inconfortables sur les valeurs qui animent le visiteur, son identité, ou simplement son humeur du moment. Et donc bousculent ses certitudes : « Quelque part, je veux pousser les gens à écrire le propre manifeste de leur vie. Quelle est leur raison d’être, leurs idées sur le monde, etc. ? ».
Dans No Space For Redemption, le joueur incarne une personne trans et est confronté à plusieurs situations – hélas – du quotidien, comme être poursuivi dans la rue la nuit ou se heurter à un contrôle de papiers particulièrement désagréable à l’aéroport. À un moment, il doit décider s’il accuse l’officier de racisme ou pas. Quant à Pirating blackness, celui-ci immerge le visiteur à l’intérieur d’un navire pratiquant le trafic d’esclaves. « Vous fait-on traverser l’océan de force ou êtes-vous colons », demande le jeu. Une approche interactive qui peut dérouter les visiteurs…
Peu habitués à briser le quatrième mur, il n’est effectivement pas rare que les spectateurs mettent plus de temps à sortir de leur réserve traditionnelle : « Récemment, lors d’une performance au Tate Museum, je me suis retrouvée à chanter la moitié de la performance avant que les gens se joignent à moi et interagissent avec les autres ». Les visiteurs évoquent alors le sujet de la censure, de la crainte de parler. « Puis ça s’est débloqué et on a parlé de sujets dont on parlerait plutôt entre amis ». Parfois même, les gens se rapprochent physiquement. À entendre Danielle Brathwaite-Shirley, « ils s’allongent, s’embrassent ». Pour l’artiste, les arts numériques, et en particulier les propositions connectées aux codes du jeu vidéo, doivent permettre ce type d’interaction, d’engagement. Pour elle, c’est sûr, les technologies digitales sont des médiums puissants, idéaux pour confronter le visiteur aux dilemmes contemporains et le faire réagir intérieurement et collectivement : « Je veux qu’il se passe quelque chose. Je vois mes œuvres comme des cérémonies collectives et ouvertes, ce que devrait finalement être constamment l’art. Personnellement, celui-ci ne m’intéresse que lorsqu’il génère de la discussion et des émotions ».
Parfois, l’émotion recherchée survient de manière complètement inattendue. En 2023, Danielle Brathwaite-Shirley participe à The Fire Next Time, une exposition collective à la Villa Arson de Nice. Elle performe alors Struggling For Comfort, où les visiteurs sont invités à porter des corps. « Personne ne participait, je me retrouve à les pousser et suis rapidement coincée. Jusqu’à ce que quelqu’un vienne m’aider. Et là, je regarde le public, et je m’aperçois que tout le monde était en train de pleurer ».
Une archiviste spéculative
Ce rapport à l’art comme expérience est d’autant plus puissant que Brathwaite-Shirley travaille avec un matériel historique qu’elle crée elle-même : des archives sur l’histoire noire et trans. « Avec mes amis, on fréquentait beaucoup la scène burlesque queer à une époque. J’ai naturellement commencé à les filmer ». Elle met en scène cette parole dans des espaces réalisés en 3D. « C’était un peu comme un journal artistique de nos intimités ». Depuis, certains de ces amis ont disparu, mais leur parole reste.
« Si vous regardez bien, nos vies trans et noires ne sont pas documentées. On a l’impression qu’on est sorti de nulle part, un beau jour », Plutôt que de creuser dans les archives historiques « traditionnelles » qui, à l’entendre, « nous ont oublié.e.s », Danielle Brathwaite-Shirley se dit qu’elle pourrait essayer de « raviver cette mémoire en utilisant le numérique ». On lui confie alors qu’on la voit comme une archiviste, une documentariste spéculative, à la croisée entre le travail de l’historien et de l’auteur de fiction. Elle acquiesce.
Si l’expérience collective est aujourd’hui ce qui l’intéresse au sein de sa pratique artistique, son approche d’archiviste d’une mémoire trans et noire traverse toutes ses œuvres. Il suffit pour en attester de taper « Black Trans Archive » dans Google : aussitôt, le travail de Danielle Brathwaite-Shirley remonte parmi les premières occurrences. Sur le site éponyme, un avertissement : oui, cette plateforme est bel et bien « pro black trans and for us ». Quelques clics et à nouveau, cette question surgit : « Comment vous identifiez-vous ? ». À croire que l’artiste britannique ne compte pas lâcher le spectateur, invité chez elle à composer « le manifeste de nos vies ». Et si l’art, c’était avant tout cela ?