Comprendre et apprécier l’art numérique : les curateurs répondent

Comprendre et apprécier l'art numérique : les curateurs répondent
©Chroniques - Biennale des imaginaires Numériques

Pour percer les mystères de l’art numérique et le définir au mieux, rencontre avec trois commissaires d’exposition spécialisés dans le domaine : Elisabeth Karolyi, curatrice pour 1703, hub d’art numérique spécialisé dans les collaborations artistes/marques, Nathalie Amae, curatrice et directrice artistique indépendante, et Mathieu Vabre, co-directeur de Chroniques – Biennale des imaginaires Numériques.

Hier conceptuel et peu exposé, l’art numérique est aujourd’hui partout : dans les musées, les galeries, l’art contemporain, et même dans nos poches via nos téléphones portables. Ses fondements restent malgré tout assez flous et nécessitent parfois quelques explications, rendues plus indispensables encore avec l’émergence de l’IA. Dès lors, comment définir l’art à l’ère du digital ? Comment l’exposer ? Quels moyens s’offrent aux institutions pour le rendre accessible à tous ? Trois questions à envisager comme autant de possibilités de participer à une meilleure compréhension d’un courant artistique ayant régné en maître sur 2023.

En tant que curateur/curatrice, comment définissez-vous l’art numérique ? 

Elisabeth Karolyi : L’art est numérique à partir du moment où un outil numérique a été utilisé au cours du processus de création. Par outil numérique, j’entends les logiciels de création graphique, de création 3D, d’animation, de coding, de compression, la prise de vue digitale, le scan, ou encore l’intelligence artificielle – disponibles sur ordinateur, tablette, smartphone… Certains artistes numériques vont exclusivement utiliser ces outils de création, d’autres vont travailler de façon hybride, en intégrant des techniques traditionnelles à leur œuvre, prenant par exemple pour point de départ la peinture ou le collage, qu’ils vont ensuite digitaliser puis « augmenter » à l’aide d’outils numériques, et parfois mettre en mouvement.  Selon les artistes, le résultat peut prendre la forme d’un simple fichier ou être accompagné d’un dispositif physique, partie prenante de l’œuvre. Ce que l’on appelle plus communément une installation. 

©Chroniques – Biennale des imaginaires Numériques

Mathieu Vabre : Pour ma part, il n’existe pas une définition bien précise de l’art numérique, en termes de discipline ou d’école. Ces sujets font débat. Moi, je préfère définir l’art à l’ère numérique et montrer quelles sont les relations entre art et technologie, ou ce que le numérique apporte à l’art, et réciproquement. La spécificité de l’art numérique réside dans la notion de langage et de code. Par exemple, il est évident que la fonction calculatoire a révolutionné l’art génératif et permis d’introduire des interactions. Le code d’une œuvre, et donc désormais l’œuvre, peuvent être modifiés par le créateur ou les utilisateurs en temps réel. En introduisant l’interactivité dans les rapports homme-machine, de nouvelles relations propres à l’art numérique sont apparues. 

Nathalie Amae : La disparition de Vera Molnár me permet de souligner, avec certaines expérimentations artistiques combinatoires, la pré-naissance conceptuelle de l’art numérique. Il procède des mathématiques et de la modélisation dont l’unité est le pixel, modifiable par une programmation. Ce qui fut (pour les générations du cathodique) un nouveau mode de représentation évoluant avec la puissance de calcul. On parle alors de virtuel, flux informatif, réseau, simulation, génératif, interactif, immersif… .

In-Urbe ©Ugo Arsac

Le numérique implique à l’évidence de nouvelles monstrations. Personnellement, comment procédez-vous au moment de penser une exposition d’art numérique ? 

Elisabeth Karolyi : La versatilité permise par les écrans ouvre la voie à des scénographies très diverses. Dans l’espace de la galerie, on peut présenter les œuvres sur de simples écrans, voire des écrans géants ou encore des installations d’écrans, en accord avec l’artiste, bien sûr, tant cela change l’appréciation de l’œuvre. La possibilité de programmer les écrans à distance donne en outre une grande flexibilité de programmation, ce qui risque bien de révolutionner la curation. On peut aussi imprimer les œuvres numériques sur papier, métal, toile ou tout autre support, voire créer un dialogue entre le caractère intangible de l’image d’origine et son existence physique, ce qui est passionnant !

Les derniers événements d’art contemporain, notamment la section digitale de Paris Photo et Art Basel Miami Beach, montrent que l’écosystème NFT devient de plus en plus physique : c’est nécessaire si l’on veut que l’art digital séduise les collectionneurs traditionnels à qui il est difficile de demander d’avoir soudainement un coup de cœur pour un jpeg, mais c’est aussi très stimulant car cela demande beaucoup de réflexion.

Mathieu Vabre : Étant donné qu’il mélange plusieurs médiums, l’art numérique est par essence pluridisciplinaire et transdisciplinaire. On peut donc le représenter sous différentes formes, allant d’un plateau de théâtre de danse à une salle d’exposition. Généralement, il est plutôt exposé ou diffusé à la manière du spectacle vivant, dans les boîtes « black box », et non des « white box ». Les œuvres numériques, pour être vues, nécessitent l’obscurité, mais elles peuvent, et elles s’y prêtent parfaitement, aussi investir Internet.

Nathalie Amae : Il me vient en tête une exposition historique, tenue au Centre Pompidou et datée de 1985 : Les Immatériaux, un projet ré-initié par Jean-François Lyotard, cité comme première exposition d’envergure consacrée en France au New Media Art. Les questions qui touchent à la monstration vont de pair avec la technologie qui permet de créer. D’après moi, nous devrions donc chercher à déjouer la tentation de schémas classiques, aujourd’hui caduques. Il est temps de plonger à l’intérieur même du medium !

Chroniques – Biennale des imaginaires Numériques ©Pierre Gondard

Pour beaucoup, l’art numérique peut représenter quelque chose d’assez éloigné, presque élitiste. Comment le rendre accessible à tous ? 

Mathieu Vabre : Le rendre accessible, c’est ce que nous nous efforçons de faire depuis vingt ans, grâce à un travail de médiation. Mais l’art numérique est finalement assez accessible car il aborde des problématiques et fait appel à des technologies qui sont aujourd’hui utilisées par beaucoup de gens au quotidien. Désormais, nous sommes face à des formes matures. Les artistes s’émancipent du rapport à l’écran, et construisent de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires et de nouvelles expériences qui sont souvent compréhensibles de tous, via un premier niveau de lecture, bien qu’il en reste souvent un second. L’art numérique n’est plus un art de niche, mais reste un art contemporain qui nécessite, comme toute forme d’art finalement, une médiation, sous forme de textes ou de médiateurs.

Nathalie Amae : Nous avons sauté dans un nouveau paradigme, tant l’art numérique génère un monde déjà accessible au public, qui en fait usage à tout instant, et crée lui-même à tout bout de champ. Le rendre accessible serait plutôt de proposer des points de vue historiques, scientifiques, poétiques, philosophiques ou critiques. Très sincèrement, je crois qu’il est temps que l’on utilise le potentiel de diffusion qui existe en temps réel.

Elisabeth Karolyi : Les écrans sont partout : dans l’espace urbain, les aéroports, les hôtels, les boutiques, les bureaux, chez soi, dans son sac ou dans sa poche. Les acteurs de l’art numérique se sont déjà emparés de ces supports, si bien que l’art est aujourd’hui à la vue de tous. Néanmoins, cela n’aide pas l’être humain lambda à vraiment accéder à l’art, parce qu’avec cette avalanche de contenus visuels, il risque de ne pas faire la différence entre une publicité, un divertissement et une œuvre. Je pense que l’important n’est pas de mettre une œuvre sous les yeux des gens, mais de leur montrer le chemin pour que celle-ci les touche, leur parle, change le cours de leur journée : l’idée est donc favoriser le lien entre les œuvres et le public en faisant un travail de médiation. Que l’art soit numérique ou non, la question de son accessibilité est la même. Les réponses aussi : il faut éduquer le public. C’est le rôle des musées, des galeries, des curateurs, des enseignants, des éditeurs et des médias qui, en montrant et en expliquant, sont des ponts entre les œuvres et le public.

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