Aussi pressurisant qu’émancipateur, le numérique n’échappe pas aux diktats… Bien au contraire ! Malgré des algorithmes ethno-centrés et des filtres irréalistes, les artistes digitaux proposent toutefois des alternatives aux normes de beauté traditionnelles. Quitte à définir de nouveaux canons ?
Les muses du Quattrocento aux cuisses charnues et à la peau diaphane semblent définitivement avoir fait leurs adieux. Grand sujet de débat chez les philosophes, la beauté continue d’alimenter les conversations, notamment à l’ère du digital où les artifices technologiques permettent de redéfinir les canons. Filtrse à gogo, mise en scène de la perfection, avatars évoluant dans le métavers, le terrain du beau semble de moins en moins clairement défini, encourageant de fait l’émergence de questions liées à l’inclusivité, à la diversité et aux représentations de genre. Alors, comment devient-on une beauté numérique ?
Se défaire des stéréotypes
Pour sa huitième édition, organisée en novembre dernier, le PhotoVogue Festival de Milan posait la question à une pléiade d’artistes : « Qu’est-ce qui nous rend humains ? » L’occasion pour le plus grand magazine de mode du monde de s’interroger sur la relation complexe entre l’humain et la technologie en portant une attention particulière aux questions éthiques et esthétiques soulevées par le développement de l’IA. Pour cette édition, l’événement italien proposait à une quarantaine d’artistes (dont (Refik Anadol, Charlie Engman, Pierre Zandrowicz) de se questionner sur la beauté à l’ère du numérique, le temps d’une exposition d’envergure, mais aussi de donner la parole à des personnalités spécialistes des rapports entre nouvelles technologies, beauté et créativité.
Menée par Mutale Nkonde, fondatrice d’AI for the People et conseillère politique, la conférence « Les jolies filles ressemblent à ceci : IA, photographie et racisme dans les médias numériques » rappelle que l’IA générative n’est que l’héritière de nos outils et manières de voir le monde passés. « Dans une base de données servant à générer une image, il y a des millions et des millions d’images de ce qui est considéré comme la beauté, explique-t-elle. Et dans ces images, il y aura ce que nous appelons l’architecture faciale : quelle est la largeur moyenne d’un beau nez ? Quel est le teint d’une belle personne moyenne ? Quelle est la taille des lèvres de la belle personne ? Ainsi, lorsque nous, en tant qu’utilisateur, apportons ce terme de recherche, cela va créer un amalgame entre toutes ces questions, et ce qui nous est représenté en image. »
Au même moment, The Bulimia Project, une association de sensibilisation aux troubles alimentaires, sensibilisait les utilisateurs de MidJourney, Stable Diffusion ou Dall-E 2 aux modèles irréalistes et malsains engendrés par les images générées par ces logiciels via une expérience. En demandant aux IA à quoi ressemblaient l’homme et la femme parfaite, on s’aperçoit qu’ils sont majoritairement d’origine caucasienne, minces, musclés et très largement sexualisés. La faute à l’IA ? Ou plus simplement à nos modes de pensée et à notre utilisation d’Internet ?
« Si je dis quelque chose comme “belle” ou “jolie”, cela me rend automatiquement mince et/ou j’ai des traits eurocentriques. »
Pour déjouer ces biais de représentation régissant les algorithmes, les artistes répondent évidemment à l’appel. Parmi eux, Salomé Gomis Trezise, jeune photographe de 24 ans, qui alimente le logiciel d’IA MidJourney de ses images de protagonistes noires afin de générer de nouveaux modèles de beauté. « Plus je travaille en tant que créatif, plus je remarque à quel point il est essentiel de traduire visuellement d’où je viens », relate l’artiste dans une interview au média Creative Boom. « J’essaie d’intégrer autant que possible mon héritage et mes racines dans mon travail. »
L’artiste numérique américaine Jervae utilise elle aussi MidJourney pour créer des images qui défient les normes de beauté occidentales majoritairement via la représentation et la mise en scène sur Internet de son corps gros et noir. Parfaitement consciente du côté percutant de son propos, elle note sans trembler la difficulté de cette action : « Quand j’ai commencé à me recréer dans Midjourney, j’ai réalisé que je ne pouvais pas simplement insérer le mot “gros”. Je dois écrire des choses comme “très, très gros, avec un double menton et un nez large” et “un très, très gros ventre”. Si je dis quelque chose comme “belle” ou “jolie”, cela me rend automatiquement mince et/ou j’ai des traits eurocentriques. »
La beauté augmentée
Cette uniformisation de la beauté, on la retrouve évidemment en première ligne sur les réseaux sociaux. Alors que le gouvernement français propose de rendre la mention d’un usage d’un filtre obligatoire sur Instagram, TikTok ou Facebook, les artistes, eux, prennent le contre-pieds de ces utilisations du filtre pour créer des visages uniques.
« Dans l’espace numérique, vous pouvez être tout ce que vous voulez. Vous avez une liberté d’expression totale. »
C’est notamment le cas d’Inès Alpha, Makeup Artist 3D qui imagine, en réponse à cette quête digitale de la perfection, des maquillages numériques émancipateurs célébrant la différence. « Les filtres de plus en plus réalistes, pouvant autant “sublimer” la courbe du nez que des mensurations, sont une fenêtre ouverte sur la perfection plastique. Ils poussent à des chirurgies à risque, et heurtent la santé mentale au point d’enclencher des dysmorphophobies (trouble mental lié à la perception obsessionnelle d’une partie du corps envisagée comme saturée de défauts, ndlr) », se désole-t-elle. « Il est difficile d’être différent dans notre société, de se démarquer, de porter des vêtements colorés et un maquillage fou dans la rue, sans recevoir de commentaires ou des regards bizarres. Dans l’espace numérique, vous pouvez être tout ce que vous voulez. Vous avez une liberté d’expression totale », ajoute-t-elle lors d’une interview pour Redbull.
Si elle rêve du numérique comme d’un espace d’affranchissement total, Inès Alpha n’est pour autant pas très optimiste. « Admettons que chacun puisse bientôt modifier son apparence à sa guise. À mon avis, on évoluerait moins dans un carnaval du fantastique que du côté d’un défilé un peu rasoir de cyborgs ultra normés, peuplé d’énièmes Kim K et d’archétypes de la masculinité virile. »
« L’artiste digital est un Dieu »
Pourtant, à regarder les propositions des artistes, le numérique permet bel et bien de repenser les corps et, par conséquent, de modifier un tant soit peu les normes de beauté. Pour Sam Madhu, « l’artiste digital est un Dieu, dans le sens où il crée son propre monde et en a le contrôle total. » Celle qui imagine des corps aux tatouages en relief numériques développe : « Je travaille avec des corps numériques. J’utilise donc des modèles numériques qui me permettent de contrôler leur peau, leurs yeux, leurs cheveux et d’autres caractéristiques. Je contrôle ce qu’ils font de leurs corps, leur taille, s’ils peuvent défier la réalité, etc. Ils peuvent être plus grands qu’un gratte-ciel ou plus petits qu’un grain de riz. (…) Tout est envisageable »
Un contrôle absolu qui permet de s’affranchir des codes de la société, quitte à les modifier hors du monde de l’art et/ou du métavers. On assiste ainsi aujourd’hui à l’avènement des influenceuses virtuelles qui tantôt perpétuent ces modèles de femmes « idéales » aux modes de vie ultra-luxueux, tantôt s’en échappent pour proposer de nouveaux modèles de popularité.
L’ancien photographe de mode Cameron-James Wilson, lassée de ces archétypes répétitifs, créé ainsi deux profils sur les réseaux sociaux : celui de Shudu, une femme d’origine africaine à la silhouette de mannequin adulée par Naomi Campbell et quelques autres 241 000 followers, et Kami, une influenceuse 2.0 aux cheveux roses, au corps plus rond que sa consoeur top-model et atteinte du syndrome de la trisomie 21. « Je l’ai conçue avec une approche quasi-scientifique. En collaboration avec l’association Down Syndrome International, on a collecté des photos de centaines de femmes qui avaient ce syndrome et on les a combinées grâce à un programme de machine learning. Par la suite, on a continué de travailler avec des personnes trisomiques afin de rédiger ses posts », détaille Cameron-James. Fondateur de l’agence de modèles 3D The Digiitals, il est aujourd’hui à la tête d’une équipe de huit modèles 3D aux morphologies et aux couleurs de peau diverses… même bleue ! Les aliens numériques seraient-ils les prochains canons de beauté ? La réponse dans quelques années.