Encore méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique, Hef Prentice est pourtant un nom qui compte au sein de la scène numérique argentine. En à peine quatre ans, la jeune femme, formée à la photographie, a fait de ses avatars une vitrine vers des mondes sensuels, romantiques, où chaque élément sert à questionner les stéréotypes de genre et les idéaux de beauté.
Le portrait n’est rien d’autre qu’un jeu rétrospectif, l’occasion de vérifier que les signes dissimulés dans l’enfance d’un artiste ont bel et bien fini par se développer à l’âge adulte – par forger un destin, en quelque sorte. L’exercice est d’autant plus intéressant et pertinent lorsque l’artiste en question assume ses passions adolescentes, reconnaît qu’elles constituent à l’évidence les germes de sa vie actuelle. Pour pleinement comprendre Hef Prentice, sa démarche et son parcours, sa vision et ses obsessions, il convient donc de rembobiner jusqu’à son adolescence : à l’époque, l’Argentine trouve refuge dans le punk-hardcore, et fait tout pour assumer cette passion d’un point de vue stylistique. Les t-shirts noirs, les pulls trop larges, les cravates et autres accessoires traditionnellement attribués aux hommes constituent alors le vestiaire de la jeune femme, qui peaufine son look à l’aide d’épingles à cheveux représentant ses groupes préférés. Tous japonais : Dir En Grey, The Gazette, Malice Mizer et L’Arc en Ciel.
En parallèle, Hef Prentice se gave de science-fiction (Matrix, Terminator 2, Blade Runner ou Shinning font partie de son panthéon), et repousse l’arrivée du sommeil en enchaînant les parties de Warcraft, Counter-Strike ou Street Fighter. « Toutes ces œuvres ont contribué à façonner mon imagination », confie-t-elle, avant d’évoquer la principale raison de son éveil artistique. « J’ai la chance d’avoir un père enseignant, passionné de photographie, de dessin et d’histoires fantastiques. Petite, il m’emmenait à des expositions et m’offrait des livres dont je me souviens encore aujourd’hui. Notamment les poèmes de Gustavo Adolfo Bécquer et de Jorge Manrique, que j’ai découvert à seulement six ans. »
Déesses digitales
Cet attrait pour la poésie, on le retrouve aujourd’hui dans les différents travaux de Hef Prentice, de même que son goût pour l’innovation technologique, les dystopies, les univers fantastiques et ces mondes virtuels pour lesquels elle se dit prête à lâcher l’horloge du regard : « Dès le départ, en 2019, différentes personnes m’avaient mises en garde. À les entendre, la 3D était un véritable défi, un domaine où il fallait s’armer de patience avant de pouvoir espérer maîtriser cette technologie. » Par chance, l’Argentine est attirée par la complexité, les bidouillages informatiques et la compréhension de ces technologies qui promettent de réinventer l’art.
Un soir, Hef Prentice s’essaye donc à la 3D : elle touche tous les boutons, se fie aux conseils de différents tutoriels et parvient, après 36 heures devant l’écran, à créer une animation. Quelques mois plus tard, en juin 2019, elle réussit surtout à finaliser sa première pièce, une série nommée Reflections pour laquelle elle a consacré entre 16 et 20h chaque jour. « J’en ai pleuré au moment d’observer le résultat final », rigole-t-elle, consciente d’avoir vécu ce soir-là un point de bascule.
« Mes personnages ont beau être créés par ordinateur, j’ai pour ambition d’explorer l’intersection entre la technologie et le corps humain. »
Dès lors, pour Hef Prentice, il s’agit moins de poursuivre son travail photographique que de se consacrer à la création numérique, qui lui permet de prolonger les mêmes thèmes – la représentation de la féminité, dans toutes ses manifestations, en se moquant bien des normes ou des stéréotypes de genre -, tout en allant encore plus loin. « Je continue de penser au cadrage, à l’objectif, à l’éclairage, à l’ombre, à la lumière, à tous ces éléments hérités de mon parcours de photographe, mais je m’amuse désormais à me laisser porter par les possibilités permises par ces nouvelles technologies. Souvent, je ne sais pas à quoi ressemblera l’œuvre finale, je peux partir d’une déesse de la mythologie égyptienne, injecter des codes puisés dans le cinéma d’horreur, faire quelques références à l’ère médiévale et mélanger tout ça au sein d’une même création. »
En tête, Hef Prentice garde toutefois un objectif clair : « Comprendre ce que signifie être une femme dans le monde d’aujourd’hui, favoriser une réflexion sur la place de la féminité au sein de l’art contemporain, représenter ce qui rend le corps des femmes si divin ». L’histoire de l’art atteste de cette aura fantasmagorique, le corps des femmes étant omniprésent, tantôt sous forme de déesses, de guerrières ou de saintes, tantôt diabolisées, craintes ou associées à l’interdit.
Droit de regard
Si Hef Prentice ose poser un tel regard, pédagogique, rétrospectif et réflexif, sur la place des femmes au sein de la création artistique, c’est aussi parce qu’elle a beaucoup étudié le sujet. « Qu’il s’agisse de mes personnages ou de mes mises en scènes, chaque élément est le résultat de toutes ces connaissances appris dans les livres, dans ces ouvrages qui me permettent d’en savoir davantage sur les mythes, les légendes et les traditions de différentes cultures. » Voilà pour la théorie. En pratique, Hef Prentice prend le temps de planifier des poses devant un miroir, tente, jette un certain nombre d’idées à la corbeille et réfléchis à la position du corps, à l’émotion dans le regard. « C’est même l’élément le plus important de mes travaux, précise-telle. Mes personnages ont beau être créés par ordinateur, j’ai pour ambition de refléter ma propre âme dans leurs yeux, d’explorer l’intersection entre la technologie et le corps humain, de questionner l’essence de notre identité en fusionnant des éléments organiques et artificiels. »
L’erreur serait donc de voir dans les cyborgs ou les avatars de Hef Prentice un simple fantasme futuriste quand ils sont au contraire une manière de s’aventurer vers différents thèmes (l’identité, le genre, la manière dont la technologie transforme fondamentalement notre perception du monde) : « Les cyborgs représentent pour moi une sorte de toile infinie, une fenêtre sur l’avenir », précise-t-elle, un sourire au coin des lèvres, consciente des haut-le-cœur que pourrait soulever chez les réactionnaires l’utilisation du mot « toile » dans la bouche d’une artiste digitale. « C’est pourtant une évidence, poursuit-elle. Pour moi, l’écran équivaut à une toile infinie, mon stylo à des pinceaux et des ciseaux. Au fond, je fais la même chose que mes ancêtres, j’ai simplement la chance de bénéficier de technologies me permettant d’imaginer la création autrement. »
« La 3D et l’IA nous amènent à un moment inédit de l’histoire humaine. »
Aujourd’hui, Hef Prentice trouve effectivement une source d’inspiration inépuisable dans la 3D ou les IA, toutes ces technologies qui « nous amènent à un moment inédit de l’histoire humaine ». Elle dit toutefois éprouver d’énormes difficultés à dévoiler son travail. Profondément liées à ses sentiments, ses rêves ou ses fantasmes, ses créations numériques sont trop intimes pour être partagées sans réflexion, à la va-vite, simplement dans l’idée de flatter l’ego ou d’alimenter un compte Instagram. « Le dévoilement d’une œuvre ressemble à une forme de mise à nu, c’est comme si j’ouvrais à ce moment-là une fenêtre sur mon âme, ce qui est très intimidant. D’ailleurs, il m’arrive souvent de pleurer lorsque je me retrouve dans cette situation.
On comprend alors la discrétion avec laquelle Hef Prentice semble arpenter le milieu de l’art, refusant l’omniprésence des réseaux sociaux, tournant le dos à l’immédiateté exigée par le marché, privilégiant le retrait à la surexposition. Du moins, pour le moment : « Depuis ma première publication en ligne, en 2019, j’ai reçu de nombreuses propositions venues du monde entier, dit-elle, lucide quant à la nécessité de s’ouvrir, d’accompagner un mouvement en marche. En Argentine, alors que les galeristes et les collectionneurs se sont longtemps intéressés à des formes classiques, telles que la peinture et la sculpture, on remarque un intérêt croissant pour l’art numérique via la création de nouveaux espaces et de nouvelles galeries consacrés à cette discipline. Moi-même, j’étais l’invitée cette année de Mutek Buenos Aires, et ça été une expérience enrichissante. Pour la première fois, j’ai pu rencontrer de nombreux artistes locaux. »
Ça tombe bien, Hef Prentice dit avoir désormais envie de faire partie d’une scène artistique, d’échanger, de ne plus se sentir isolée. Parce qu’elle a pris confiance en ses propositions esthétiques. Parce qu’elle éprouve plus de facilité à les exposer. Et parce qu’elle a évidemment compris que, de Johanna Bruckner à Sam Madhu, en passant par Inès Alpha, elle partage avec d’autres artistes 2.0 la même volonté de mettre lumière les représentations stéréotypées des femmes dans des œuvres hybrides, frondeuses et profondément redevables à la pop culture.