Depuis sa chambre, où elle s’est installée un ordinateur taillé sur mesure il y a quatre ans, Sara Dibiza conçoit des mondes singuliers et des ambiances visuelles pour quelques esthètes du paysage musical : Caroline Polachek, Travis Scott, Grimes et son amie Oklou. Sympa, l’artiste, d’origine marocaine, nous a ouvert les portes de son univers, obscur, contemplatif et toujours plus étendu.
Après un parcours aux Beaux-Arts peu concluant, Sara Dibiza voit sa vie basculer le jour où elle s’équipe d’un ordinateur. « Je l’ai monté moi-même, je voulais avoir le contrôle sur la machine et comprendre à quoi servaient tous les éléments que je considère comme des outils. J’ai donc totalement changé ma vision de la carte graphique ou du processeur. Cette démarche a fait partie intégrante de mon apprentissage ». Sous sa mezzanine, au fil du temps, la jeune femme, 30 ans, élabore le bureau dont elle rêvait adolescente : deux ordinateurs et divers écrans, derrière lesquels elle passe la majeure partie de son temps depuis quatre ans. « Cette configuration me convient totalement. La séparation bureau/maison me freine dans mon élan : j’ai besoin de pouvoir travailler n’importe quand. »
À peine équipée, Sara Dibiza plonge dans un monde parallèle, celui de la 3D et des jeux vidéo, sans pour autant se revendiquer comme une gameuse. « J’ai très peu joué à des jeux, un peu à GTA ou aux Sims étant adolescente, mais c’est tout. Je préfère occuper mon temps à essayer d’en concevoir, et m’intéresse davantage à leurs univers, notamment à ceux produits par le studio japonais FromSoftware – le meilleur pour moi. J’ai aussi été très marquée par Dear Esther, développé en 2012 par le studio indépendant The Chinese Room : une balade de deux heures dans des paysages de type côte écossaise. On n’y croise personne jusqu’au dénouement final, mais je n’avais jamais vu une telle proposition environnementale ».
Plus vite que la musique
Pour créer ses univers, Sara Dibiza débute avec le logiciel Cinema 4D qui lui ouvre les portes de la 3D et des jeux vidéo. « J’étais bouleversée, rembobine-t-elle. Pour moi, la conception de jeux vidéo était réservée à des ingénieurs. C’était inaccessible ! Un ami, le DJ Lucien Krampf, accessoirement un gros geek, a travaillé avec une autre amie musicienne, Oklou, sur une interface de jeu vidéo. Quand j’ai vu le résultat, j’ai eu le déclic. Je me suis mise au travail et ai pu participer à tout l’univers visuel de sa mixtape, Galore ». Une collaboration fructueuse, riche de sens, qui lui permet de se forger une identité visuelle et de se faire remarquer.
En parfaite autodidacte, Sara Dibiza bascule alors sur le logiciel Unreal Engine et se forme via des tutos ou des forums afin d’y trouver les réponses à des problématiques techniques. Son apprentissage évolue au rythme des solutions qu’elle trouve pour imaginer un élément bien particulier. Il faut dire que ses mondes virtuels sont fouillés : tels des personnages à part entière, ils racontent une histoire, peuplée de monstres pour lesquels l’intéressée voue une réelle passion. « J’ai toujours été fascinée par les légendes urbaines ou l’horreur sarcastique. La violence m’intéresse quand elle est liée à une émotion. Sarcasme, horreur et tristesse sont les mots clés qui vont guider mes futurs projets personnels ».
En attendant, Sara Dibiza, qui a pris l’habitude d’officier sous son lit, répond à un grand nombre de commandes, dévoile son travail sur les réseaux sociaux et finit par susciter l’admiration d’une génération de musiciens attirés par sa poésie visuelle. Ainsi son univers rejoint celui de Caroline Polachek, Grimes, Oklou et Travis Scott. « En fait, les gens me contactent pour mon univers, pensant qu’il peut se greffer au leur, affirme-t-elle, avant de nuancer le poids de ses interventions sur certains des projets menés. Par exemple, j’ai participé au live show de Travis Scott, une grosse machine, mais je n’étais finalement qu’un grain de sable. Je devais répondre à des attentes bien spécifiques, même si mes créations se sont finalement retrouvées sur des écrans géants ». De sa chambre, Sara Dibiza conquiert alors le monde réel grâce aux virtuels qu’elle conçoit.
Artisanat d’exception
Aujourd’hui, c’est au cinéma de s’intéresser à elle. Pour la première fois, Sara Dibiza investit ainsi les bureaux de producteurs, le temps de collaborer à un projet de long-métrage qui devrait voir le jour en 2024. Avec son ami Lucien Krampf, elle développe également un jeu vidéo pour les besoins d’un film en images réelles. « Pour plus de réalisme, nous concevons un véritable jeu de rôle RPG avec des combats, des décapitations… C’est une première pour moi. Le temps semble s’étirer. Nous allons très loin dans la conception, le graphisme et l’écriture. C’est le job de rêve. »
Il y a deux ans, Sara Dibiza avait déjà réalisé The Very Scary Forest pour le festival Octobre Numérique, qui se tient chaque année à Arles. « C’était une version alpha, s’empresse-t-elle de préciser. Je n’avais ni le temps ni l’argent. C’était absurde, mais totalement jouissif. Pour la première fois, j’ai pu gérer une équipe, pris le temps d’écrire une vraie histoire, fait enregistrer des voix, Okou a composé la bande originale…. C’est l’histoire d’un papa renard qui part à la recherche de son bébé : une épopée absurde ».
Qu’il s’agisse de ce projet, de ceux réalisés pour les stars de la pop ou d’autres, plus personnels, Sara Dibiza ne change pas de méthode. Quoiqu’il arrive, elle reste fidèle à Unreal Engine, avec qui elle donne l’impression de pouvoir tout créer, tout imaginer, quand bien même elle se sait encore limitée techniquement. « Ce logiciel me convient totalement. D’un point de vue graphique, c’est de loin le meilleur :cC’est un monde parallèle qui rassemble une énorme quantité d’autres logiciels. Dans mon domaine, je suis considérée comme une spécialiste, mais en réalité je n’en connais que 1% ». Sara Dibiza ne s’en rend sans doute pas compte, mais cette confession se révèle particulièrement alléchante : on se dit alors que les meilleurs frissons restent à venir !