Angleterre, 2021, 3e confinement. Alors que les théâtres et les cinémas restent clos, deux acteurs passant leurs journées sur la console ont une idée : jouer Hamlet dans le mode Online de GTA. Réalisatrice de documentaires, Pinny Grylls retrace dans un making-off de 90 minutes cette aventure inédite. Déjà diffusé dans de nombreuses salles outre-Manche, le long-métrage aujourd’hui débarque sur Mubi et assène cette vérité : entre les gangs de San Andreas et les tragédies élisabéthaines, il n’y a qu’un pas.
Ultra-violence, hyper-sexualisation du contenu, opulence mal placée. On a longtemps reproché à GTA de montrer le mauvais exemple. Puis, on a réfléchi, et on s’est dit que c’était peut-être les États-Unis et ses mégalopoles babyloniennes qu’il fallait questionner. Il existe un auteur, à qui le même procès a été fait 500 ans plus tôt : William Shakespeare. Lui aussi, a enfreint de nombreux interdits – notamment aux yeux des critiques du théâtre classique, au XVIIe siècle, comme le souligne George Steiner dans La Mort de la tragédie. Mettre en scène des personnages non-nobles, montrer des meurtres ou encore des actes lubriques, autant d’infractions aux règles de la bienséance.
Cité déclinante, rongée par la luxure et l’avarice, le Danemark d’Hamlet est autant une critique politique du Royaume-Uni que GTA, une satire de Los Angeles, lieu d’une expression des désirs débridée dans un contexte de capitalisme décomplexé. Pour Mark Osterveen et Sam Crane, le crossover entre les deux univers était évident : « À l’époque les gens jetaient des fruits et des légumes sur scène, ils vendaient des objets dans le public et des prostituées faisaient leurs affaires dans le théâtre. On a saisi quelque chose de cet aspect terre à terre et sale d’une représentation de Shakespeare », explique Mark Osterveen.
Alors qu’ils se retrouvent au chômage technique en 2021, en plein confinement, les deux acteurs anglais se donnent rendez-vous dans le mode online de GTA. À part dépenser leur argent au casino, tabasser des passants, voler des voitures et fuir la police, disons-le tout net, ils ne font pas grand-chose. Jusqu’au jour où ils découvrent, par hasard, un amphithéâtre, dans un recoin de la map encore inexploré – le « Vinewood Bowl », pour ceux qui s’y sont déjà égarés. L’idée germe en eux : monter Hamlet, là, dans cette arène virtuelle. Grand Theft Hamlet, diffusé par Mubi, est le documentaire/making-off, de cette performance qui fut diffusée en live twitch.
Casting sauvage
Mission n°1 : trouver des acteurs… Dans un monde où le principal objectif est de s’entretuer, difficile d’établir la communication avec les autres joueurs. « Please, don’t kill the actors », répètent Mark et Sam, qui reçoivent, en réponse, des tirs de lance-roquette… À croire que peu d’utilisateurs partagent la même passion croisée pour les consoles et le théâtre. Pourtant, ils finissent par trouver. Torse nu, haut de forme et treillis : derrière cet avatar ressemblant à un guide de safari se cache une quadragénaire, agent littéraire, qui a emprunté la console de son neveu. Ainsi s’enchaînent les rencontres, aussi surprenantes qu’intéressantes sur le rapport au jeu vidéo d’une société confinée. Parmi les membres de cette troupe de théâtre, on retrouve un père au foyer, un cuisinier, un nerd, une femme trans…
Si le film a reçu plusieurs prix (dont le British Independent Film Awards et le Vancouver International Film Festival), c’est qu’il dit quelque chose des liens entre solitude et gaming online. Grand Theft Hamlet parvient à révéler, en hors-champ, les vies derrière les avatars. Comme celle de Mark. Contrairement à Sam, sur le point d’abandonner le projet au milieu du film, Mark confie n’avoir ni femme ni enfant, ni même de parents : il se sent seul, et l’environnement social offert par GTA compte beaucoup dans sa vie quotidienne.
Errances virtuelles
Envisagé comme un exutoire, le mode online offre surtout un espace où s’affranchir d’un certain nombre de préjugés sociaux présents dans le réel. C’est le cas de Shah, dont le personnage – une femme tout en épaule, juchée sur des talons hauts – avoue, alors, que l’équipe célèbre la fin des premières répétitions au casino de Los Santos, qu’elle a fait il y a peu son coming out trans à sa famille. Elle se sent rejetée partout sauf ici, dans ce costume de femme androgyne, armée jusqu’au cou. Biographies privées et fictions online finissent par s’entremêler. Ces mots de Shakespeares, que Sam répète à de nombreuses reprises, prennent alors une dimension particulière : « Life’s but a walking shadow, a poor player That struts and frets his hour upon the stage And then is heard no more. It is a tale Told by an idiot, full of sound and fury – Signifying nothing. » (« La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite son heure durant sur la scène, et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, — et qui ne signifie rien », nldr)
GTA existe depuis 1997, mais le véritable tournant de cette saga est dû au développement de son mode online, qui donne au jeu la potentialité d’un métavers – en tant que spatialité virtuelle où des interactions sociales sont possibles. Sam Crane, Mark Osterveen et Pinny Grylls exploitent cette possibilité et, ce faisant, ouvrent l’esprit des usagers à une autre utilisation du jeu. Avec ce projet de théâtre, les gamers finissent par regagner des traits humains : plutôt que de tuer mécaniquement, les membres de Grand Theft Hamlet tissent des amitiés, apprennent des textes, partagent des émotions… Le déplacement est aussi valable pour les spectateurs de ce live : dans un espace où les joueurs sont hyperactifs (mis à part durant les cinématiques), la contemplation reste un mode peu exploité.
- Grand Theft Hamlet est disponible depuis le 21 février sur Mubi.