Alors que les datas résonnent de manière rébarbative dans l’inconscient collectif, elles retrouvent leurs lettres de noblesse en s’emparant du monde de l’art numérique. Refusant d’être de simples tableaux, graphiques et chiffres indigestes, elles se transforment aujourd’hui en de véritables oeuvres et se font mieux comprendre du grand public. Kirell Benzi, chercheur, scientifique et enseignant à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), utilise les données au quotidien au sein de sa pratique artistique. Il en détaille les spécificités, et milite pour un rapprochement entre art et science.
Pour commencer, comment définiriez-vous le data art ?
Kirell Benzi : C’est l’idée de visualiser des données de manière artistique, de sorte à donner de l’émotion aux gens tout en faisant comprendre ce qu’il y a derrière ces données. C’est une extension de la data visualisation où le but est d’être le plus efficace pour échanger une information sans aucun but artistique.
Qu’est-ce qu’apporte le côté artistique aux données ?
Kirell Benzi : L’idée est tout simplement d’aller plus loin. Le data art doit donner une émotion qui doit être mémorable, il n’y a rien de plus ressemblant à un camembert qu’un camembert. C’est la personnalité que l’on donne à l’œuvre qui va faire que l‘on va s’en rappeler. À partir de là, on va lire la description et se rendre compte que la moitié de la valeur de l’œuvre vient du fait de comprendre le message et de réaliser que chacun, en agissant dans son quotidien, peut faire partie de ce tableau. C’est ce déclic-là qui est le plus intéressant.
À titre personnel, c’est ce « déclic » qui vous a donné envie de vous lancer dans le data art ?
Kirell Benzi : J’ai commencé vraiment dans l’idée d’illustrer la science. J’avais envie de rendre la science plus accessible à travers l’art. Le fait de pouvoir montrer que la data, ça peut-être beau. Quand on en parle, c’est assez négatif, notamment au sein de l’inconscient collectif. Là, on essaye de mobiliser le cortex visuel de l’homme, ce qui permet de questionner sans avoir besoin d’être un expert. On peut apprécier l’œuvre, et donc ouvrir une discussion. L’idée est de se servir d’une base artistique pour discuter de ce que veulent dire les données.
Concrètement, comment passe-t-on d’un simple data set à une œuvre artistique ?
Kirell Benzi : C’est beaucoup d’erreur. Comme un travail de design, il faut avoir une connaissance de ce qui se fait tout en sachant qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui travaillent dans ce domaine… Il y a un côté technique aussi. Je ne crois pas que l’on puisse faire ça sans avoir une certaine connaissance à ce niveau-là. La plupart de mes œuvres je les réalise seul, mais il m’arrive aussi de solliciter des designers. Très honnêtement, je ne vois pas comment quelqu’un peut faire cet art, si iel ne sait pas lire et comprendre les datas.
« Ce serait super si les scientifiques pouvaient se former davantage à l’art, et que les artistes soient un peu plus « carrés » en apprenant des choses de la science. »
Il faut donc être formé en data si l’on veut faire du data art ?
Kirell Benzi : Il n’y a pas de formation en data, mais j’essaye de lancer ça avec un site que l’on est en train de monter. Les gens qui viennent du design ont les idées, mais pas forcément la technique… À l’inverse, ceux qui viennent de la data ont la technique mais pas les idées. J’essaie donc de rassembler les deux au sein d’un même espace afin que l’on ait une base commune.
C’est un art numérique qui semble assez récent, qu’en est-il réellement ?
Kirell Benzi : Officiellement, le data art doit exister depuis une quinzaine d’années, même s’il existe des exemples antérieurs. Évidemment, c’est un courant qui existe plus concrètement depuis l’évolution des ordinateurs. Et plus la technologie va avancer, plus il y aura de nouvelles formes d’art en rapport avec les données. C’est un art qui est quand même basé sur la technique, il faut coder, etc. En évoluant, la technologie fait évoluer l’art aussi.
Cette évolution a-t-elle amené une technique différente au sein des arts numériques ?
Kirell Benzi : On se différencie de certains arts numériques, comme l’art génératif, où l’on n’a pas forcément un contrôle parfait. Le data art n’a pas d’aléatoire vu que l’on se base sur des données vérifiées. C’est la première fois que de l’art dépasse le côté subjectif de l’artiste, dans le sens où 50% de l’art provient ici des données collectées. Selon moi, c’est ce qui rend le data art plus universel. En tout cas, c’est précisément cet aspect qui m’a intéressé en tant que scientifique.
Justement en tant que scientifique, comment expliquez-vous cette distinction entre les sciences et l’art ? C’est un duo qui paraît presque incompatible…
Kirell Benzi : Il y a déjà une distinction de formation, ce ne sont pas les mêmes matières. Par exemple, je ne sais pas du tout dessiner… C’est une méconnaissance des deux en réalité, ce ne sont tellement pas les mêmes écoles. À tort, on a donc tendance à les dissocier alors qu’il n’y a pas de raison, les deux ne se lient pas… Cela dit, ce serait super si les scientifiques pouvaient se former davantage à l’art, et que les artistes soient un peu plus « carrés » en apprenant des choses de la science.
De votre côté, qu’est-ce qui vous a motivé à basculer du côté artistique ?
Kirell Benzi : J’aime bien représenter la complexité. Je trouve que l’on simplifie beaucoup de chose, et ce n’est pas si simple d’imaginer que tout n’est pas blanc ou noir, de se rendre compte qu’il y a des nuances, de la complexité. Dans ma formation, j’aime bien résoudre les problèmes, et justement essayer de simplifier cette complexité. Quant à l’inspiration, elle peut venir de partout. C’est cliché, mais c’est vrai. À titre personnel, j’aime m’inspirer d’autres gens, de savoir comment ils ont fait et de voir si cela peut s’appliquer au data art. Croyez-mou ou non, ce n’est pas évident à chaque fois…
« C’est important pour moi que les gens comprennent le tableau, et pas juste qu’ils apprécient la qualité graphique. »
À ce propos, comment travaillez-vous sur vos œuvres ?
Kirell Benzi : La plupart sont complexes, les données ne sont pas forcément évidentes à faire. Je n’ai pas toujours la même technique, et je n’aime pas faire toujours les mêmes choses. Ainsi, j’essaie d’adapter la technique au data set que l’on est en train d’étudier. C’est compliqué, dans le sens où il faut créer quelque chose de différent, mais c’est intellectuellement très riche. Plus on rajoute de technique dans son sac, plus on pourra s’adapter selon les données. En ce moment, je fais beaucoup de chose interactive sur le web. J’ai envie que ceux qui regardent le tableau puissent interagir avec.
Ce qui revient en quelque sorte à vulgariser les données, non ?
Kirell Benzi : Tout à fait ! C’est important pour moi que les gens comprennent le tableau, et pas juste qu’ils apprécient la qualité graphique. Il faut que le langage soit assez clair dans la description scientifique, afin que les gens apprécient d’autant plus le tableau d’un point de vu esthétique.