Jusqu’au 25 février, le Bicolore, à Paris, accueille la crème de la scène numérique danoise et tente de comprendre ce qui lie les êtres humains aux technologies. De préférence à travers des œuvres ayant une part d’interactivité. Récit.
Si l’on attend généralement d’une exposition qu’elle documente une époque, en montre une certaine vision – exagérée, fantasmée ou totalement réaliste, peu importe -, il est toujours réjouissant de découvrir des évènements capables de circonscrire les temps qui courent en à peine quelques œuvres, si ce n’est quelques mots. Au Bicolore, situé au 2ème étage de la Maison du Danemark, avenue des Champs-Élysées, cette ambition se résume en deux notions a priori distinctes, bien que parfaitement complémentaires. D’un côté, la multitude que les êtres humains forment en réseaux ; de l’autre, la singularité. Celle de nos identités ou profils que « nous peaufinons en ligne », celle, profondément technologique, qui voudrait que les machines finissent par surpasser l’être humain.
Émotions artificielles
Complexe, pas toujours clairement illustrée par les œuvres sélectionnées, cette double notion est toutefois intelligemment prolongée au sein de Multitude & Singularité, pensée selon une scénographie ouverte, comme pour encourager le dialogue entre les différentes installations, comme pour rappeler que rien, ici, n’est figé, surtout pas les concepts et autres catégories artistiques. « L’exposition ne regroupe pas des œuvres strictement numériques, résume Dominique Moulon, curateur. L’idée est plutôt de montrer comment on crée de l’art contemporain à l’ère digitale, comment des œuvres profondément différentes ont malgré tout en elles un coefficient numérique plus ou moins important. » Une multitude de points de vue, donc, qui n’empêche en rien la singularité des propositions formulées par les artistes.
Ainsi de GhostBlind Loading, une installation sonore de Jen Settergren où la plasticité des éléments présentés (des miroirs utilisés par des chasseurs pour se cacher, des enceintes rocher d’extérieur) n’ont d’autre but que de créer un environnement immersif au sein duquel l’on perçoit les sons de nos appareils électroménagers, ceux que l’on n’entend jamais.
Intrigué, on fait face ensuite aux écrans et sculptures de Stine Deja et Marie Munk, dont la série Synthetic Seduction interroge avec maîtrise le passage du réel vers ce qui se trouve de l’autre côté du miroir. À moins que ce ne soit l’inverse, le doute est permis. Il est même encouragé par le duo danois, qui s’amuse ici à brouiller les repères entre les sculptures et les images projetées sur les écrans, dont on ne parvient jamais à déceler l’origine, à comprendre le sens des mouvements : de l’objet réel au virtuel ou de l’artificiel au tangible ? Projeté dans un fascinant entre-deux, on se raccroche toutefois à « I Want to Know What Love Is », ce tube eighties de Foreigner diffusé depuis un écran affichant en simultané le visage d’un avatar qui voudrait bien lui aussi, au sein d’une époque où les émotions sont toujours plus artificielles, comprendre ce qu’est l’amour.
L’algorithme dans la peau
« J’aime les œuvres qui ralentissent le temps, qui permettent d’observer, de rentrer pleinement dedans, d’injecter une certaine forme de dynamisme alors que nous sommes nous-mêmes sans mouvement devant l’œuvre ». Le propos de Dominique Moulon prend tout son sens avec An Algorithmic Gaze II, dont une déclinaison est actuellement proposée à la Biennale Némo. Pour cette installation générative, Cecilie Waagner Falkenstrøm a notamment nourri les intelligences artificielles de données entièrement conçues par elle-même, seul moyen à l’entendre de proposer des corps nus extrêmement variés – issus de différentes géographies, de différents genres et de différentes générations -, et non à l’image de ceux, très occidentaux, que l’on a tendance à représenter au sein du champ de l’art contemporain.
Ce que l’on voit ici, c’est donc une synthèse globale de l’être humain, une hybridation de nous toutes et tous. Sans jamais rechercher le beau, l’esthétique : au fur et à mesure des métamorphoses, An Algorithmic Gaze II s’autorise au contraire des moments de monstruosité, de laideur, voire même d’erreurs. « Peut-être dans l’idée de dire que l’IA, aussi puissante soit-elle, n’a pas encore le même talent que Le Caravage », s’amuse Dominique Moulon.
L’autre technologique
L’IA, on la retrouve également au sein d’une autre installation générative : Not Us, but one of, où Mogens Jacobsen fait de l’espace d’exposition son atelier, un endroit où le visage de chaque visiteur est enregistré par la machine et génère illico de nouvelles images, dont on ignore le coefficient de réalité. Seule certitude : l’œuvre vue il y a quelques jours sera foncièrement différente de celle que découvriront les spectateurs et spectatrices le dernier jour de l’exposition, fin février. Parce que Not Us, but one of prône l’idée d’une identité toujours plus technologique, vouée à muter en permanence. Et parce que Mogens Jacobsen fait partie de ces artistes qui prennent en compte les lieux qu’ils investissent, d’articuler une œuvre en temps réel, de permettre au public d’y entrer pleinement.
Il en est de même pour Jakob Kudsk Steensen, qui décline ses œuvres au gré de ses envies, oscillant entre la VR, la 3D ou les séquences cinématographiques, caractérisées par une narration qui inonde chacune de ses œuvres. Y compris Aquaphobia où le personnage principal est une sorte de bulle d’eau – métaphore évidente de notre masse corporelle, majoritairement constituée d’eau – se baladant entre des mondes souterrains et d’autres situés en surface. L’idée ? Mettre en scène des études psychologiques portant sur les traitements de la peur de l’eau – la crainte d’en manquer, celle du trop-plein lié au dérèglement climatique – pour mieux nous mener vers des territoires réels. À l’image de cette scène faisant écho au passage de l’ouragan Sandy du côté de Brooklyn, en 2012.
On en revient alors à ce qui était évoqué plus haut : oui, une exposition a le pouvoir de poser un regard sur le monde. Intelligemment pensée, bien plus ambitieuse que ne pourrait le laissait penser son relatif minimalisme, Multitude & Singularité a le mérite d’en montrer toute la complexité à l’heure du numérique.