Si elle fait de la prouesse technique sa matière première, la réalité virtuelle est aussi et surtout une technologie au service du sensible. Parce qu’immersive. Parce qu’interactive. Et parce qu’elle permet d’expérimenter différemment d’autres quotidiens, d’autres mondes, d’autres fantasmes. Suffisant pour considérer les œuvres VR comme des créations entièrement tournées vers l’émotion, inédite et jamais égalée ? Pas sûr.
Depuis au moins 2009, on dit de la 3D et de la VR qu’elles doivent révolutionner l’expérience du spectateur. À l’époque, Avatar, Harry Potter, Hobbit et autres Avengers ont fait de cette technologie un argument de vente imparable. Pareil du côté des institutions muséales qui tentent alors timidement de se mettre au service de l’immersion sensorielle et physique – celle qui, finalement, était déjà annoncée depuis plusieurs décennies par l’Op Art ou le Sensorama de Morton Heilig (1962). L’argument est à chaque fois identique. Il est même double. D’une part, l’impact émotionnel de la réalité virtuelle promet de dépasser celui des expériences virtuelles visuellement distantes, telles que le cinéma ou les jeux vidéo, en raison de l’immersion corporelle qu’elle suggère. De l’autre, ces technologies immersives sont censées permettre la conception de contenus hors du commun, interactifs et donc spécifiques à chaque spectateur.
« La réalité virtuelle peut en effet être associée à des dispositifs qui captent les signaux physiologiques ou émotionnels de l’utilisateur, lui offrant ainsi des retours en temps réel sur son état corporel, explique Léa Dedola, co-auteure de Les émotions dans la création artistique : arts numériques et films VR. Cette combinaison permet non seulement une prise de conscience des émotions traversées, mais aussi la mise en place d’exercices adaptatifs pour apprendre à les réguler. »
« La première question à se poser avant d’aller vers la VR, c’est : qu’est-ce que cette technologie peut proposer qui ne serait pas possible autrement ? »
Dans son projet, Quand le cœur se serre, Léa Dédola explore cette approche de manière ludique via une expérience immersive ajustant son environnement virtuel (la vitesse, la taille, les couleurs) et certaines interactions avec les personnages non joueurs en fonction des paramètres d’activation cardiaque de l’individu. Léa Dédola : « Ces différents facteurs combinés laissent envisager que la réalité virtuelle constitue un médium de choix, notamment dans l’apprentissage de la régulation des émotions, du stress, de l’anxiété et des phobies, mais également pour créer des expériences ludiques capables d’exploiter, de s’adapter, aux ressentis des joueurs. »
Émotion réelle ou simple effet « waouh » ?
Tout juste auréolé du prix de la meilleure création immersive à Cannes Immersive, Pierre-Alain Giraud (Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin) refuse de voir la VR comme un médium plus favorable qu’un autre au surgissement de l’émotion. Pour lui, le cinéma ou la réalité virtuelle sont avant tout des formats complémentaires, deux propositions permettant aux spectateurs de ne pas vivre les émotions de la même façon. « La première question à se poser avant d’aller vers la VR, c’est : qu’est-ce que cette technologie peut proposer qui ne serait pas possible autrement ? Chaque film doit raconter la forme qui lui convient le mieux. Il n’y a que de cette façon que l’on peut parvenir à émouvoir. Miser sur la technologie simplement pour dire d’être dans le coup, cela ne suffit pas pour émouvoir. »
Il y a effectivement un tas de raisons de se méfier du fameux effet « waouh ». Après tout, grâce à la VR, il est aujourd’hui permis de se balader au milieu des dinosaures ou de se mettre dans la peau d’un cosmonaute le temps d’un décollage de fusée : deux expériences totalement inédites, voire même purement fantasmagoriques, aujourd’hui rendues possibles par des images à 360° et des technologies interactives. Autrement dit : plus besoin de rêver d’être à la place du professeur Alan Grant dans Jurassic Park ou Matt Kowalski dans Gravity, l’émerveillement se produit désormais à la première personne, en étant soi-même au cœur du décor. Encore faut-il que les technologies soient à la hauteur des promesses tenues. Sur ce plan, force est de constater que ce n’est pas toujours le cas. Léa Dedola, par exemple, reconnaît volontiers que « dans le domaine de l’œuvre avec interfaçage émotionnel, impliquant des capteurs physiologiques, comportementaux ou subjectifs (physiologiques, vidéo, auto-test, etc.) et des logiciels d’analyse des émotions, il reste encore un vaste champ de recherche à explorer. »
Surenchère des émotions ?
Dire que la prouesse technologique n’est pas un facteur essentiel à l’émotivité est finalement une évidence. Après tout, n’importe quel bon roman suscite l’émotion et une certaine forme d’immersion sans s’appuyer sur des éléments visuels. Historiquement, il est également possible de citer des œuvres comme Osmose de Char Davies, qui privilégiaient le sensible, une connexion évidente entre le biofeedback et la réalité virtuelle, ou encore les environnements immersifs de Claudia Hart. La question n’est donc pas de savoir si la VR est capable de susciter des émotions chez l’individu ou de générer un sentiment d’empathie (n’est-elle pas déjà utilisée par des thérapeutes ou des médecins afin de soigner des traumatismes ou de traiter autrement un handicap ?), mais bien de savoir si elle peut susciter davantage. Si se mettre en scène ou à la place de quelqu’un d’autre au sein d’un dispositif immersif permet de provoquer une expérience sensorielle plus forte ?
Diplômé d’une licence en art appliqué, photographie et vidéo à la School of Visual Arts de New York, ainsi que d’un master d’art appliqué à l’Art Institute of Chicago, Jason Isolini veut croire à une réponse positive. C’est que l’Américain, à défaut de savoir prédire l’impact de ses œuvres sur le spectateur, envisage chacune de ses créations VR comme un espace d’expérimentation, un moyen de créer des environnements à l’architecture inattendue, où l’on se déplace de manière inhabituelle. « Clairement, il y a l’envie de susciter un sentiment de proximité chez le spectateur, mais aussi la volonté de provoquer des réactions dérangeantes, affirme-t-il fièrement. Il est en effet important de noter que toutes les émotions provoquées ou évoquées par une œuvre d’art ne doivent pas être nécessairement favorables au spectateur. L’une des œuvres qui m’a le plus marqué est celle de l’artiste Jordan Wolfson, intitulée Real Violence, qui a été exposée à la Biennale du Whitney en 2017. Elle était tellement choquante qu’il y avait des garde-fous auxquels s’accrocher et qu’il fallait signer une décharge avant de la regarder – j’ai vu quelques personnes vivre des expériences intenses avec cette œuvre. »
De mémoire, citons également l’expérience The Fury de Shirin Neshat, vue au GIFF, tellement perturbante, si ce n’est choquante, qu’elle imprègne durablement la rétine et incite à partager son ressenti auprès de son entourage – bien plus en tout cas qu’on ne le ferait face à des œuvres sans relief, sans volonté d’établir une connexion émotionnelle avec le public.
La confusion des sentiments
Aujourd’hui, tout ne serait donc qu’affaire d’émotion ? Les grandes marques l’ont bien compris ! L’industrie du divertissement également. Dans leur ouvrage commun, Archipel des passions, Robert Maggiori et Charlotte Casiraghi prolongent la même idée : pour eux, c’est certain, le monde est tellement noyé dans un flux de données algorithmiques que « l’événement le plus important est celui qui frappe davantage la sensibilité publique et provoque le maximum d’émotion ». Au sein de l’art, l’émotion paraît toute aussi fondamentale, dans le sens où elle nous ouvre sur un monde nouveau, à même de nous extraire de nos comportements habituels, de nous tenir à bonne distance de toute forme d’individualisation. « Être ému, écrit le philosophe Guillaume Le Blanc dans Oser pleurer, c’est être arraché à soi et se sentir porté par un mouvement qui nous fait goûter à une autre vie ».
Très bien, mais la VR dans tout ça ? Disons que cette technologie accompagne ce mouvement, favorise autant un abandon au sein d’une œuvre qu’une reconnexion avec soi-même. « Il faut toutefois admettre qu’il est possible de se reconnecter à soi-même en se déconnectant totalement des écrans pour se plonger dans une expérience humaine peut-être plus naturelle, nuance Jason Isolini. Cela dit, il est fascinant de voir à quel point la VR impose une expérience potentiellement unique, au-delà de toute réalité physique. C’est clairement une manière de s’accomplir en tant qu’être humain ».
L’Américain cite alors en exemple le travail d’Eva Davidova, cette artiste hispano-bulgare aujourd’hui installée à New York qui se plaît à utiliser la VR afin d’étudier le comportement humain. « Pensez à la perception de notre corps, à la proprioception, et à la facilité avec laquelle elle peut être entraînée et réentraînée avec la réalité virtuelle, s’extasiait-t-elle l’année dernière dans une interview à Art Spiel. Pour moi, il est intéressant de créer un terrain de jeu où les gens et les animaux peuvent interagir de manière non hiérarchique. Placer les gens dans ces espaces où rien n’est réel mais où tout est viscéral donne le sentiment que les choses ne sont pas figées, qu’elles ne sont pas obligées d’être telles qu’elles sont. »
Interagir avec des éléments inhabituels, expérimenter son corps autrement, le redécouvrir… Telles seraient là les nombreuses promesses formulées par la VR, cette technologie qui s’inscrit finalement dans le prolongement de ce qu’a toujours recherché l’art : la redécouverte de soi, une immersion inédite dans les recoins de son imaginaire, une plongée intense et ludique dans un flux incessant d’émotions souvent contradictoires. « Cette quête m’a toujours fait penser à l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, conclut Jason Isolini. D’une certaine manière, on peut considérer la VR comme un nouveau format pensé pour tourner autour de nous et apprendre à mieux s’observer. »