En plus d’offrir un terrain fertile pour des expériences artistiques originales, l’hybridation actuelle du spectacle vivant et des technologies XR participe d’une redéfinition des deux domaines. Une convergence qui nécessite une réflexion approfondie et une adaptation constante des artistes afin d’exploiter pleinement ces potentiels. Démonstration avec trois spectacles hybrides qui réunissent toutes les caractéristiques de ces formes innovantes.
Aussi antagonistes qu’ils puissent sembler au premier abord, le spectacle vivant et les technologies XR (pour « Extended Reality », un domaine qui englobe réalité virtuelle, augmentée et mixte) partagent plus de points communs, de valeurs et de questionnements qu’il n’y parait. Les thèmes du rapport au corps et à l’espace physique, de la durée, de la simulation, de la création d’un univers fictif et de la suspension de la crédulité, ainsi que la transmission de l’émotion et de l’empathie, sont des sujets qui travaillent tout autant le spectacle que l’univers des technologies interactives. De là à dire que l’apparition de ces outils techniques sur les scènes nationales, ou dans l’espace public, ne fait que poser des défis et des problématiques vieilles comme le spectacle, il n’y a qu’un pas.
Pourtant, qu’il s’agisse de No Reality Now (compagnie Vincent Dupont), de L’Errance (The Roaming) (de Mathieu Pradat) ou de Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin (de Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud sur un texte de Tania de Montaigne), impossible d’ignorer la dimension novatrice de ces trois spectacles hybrides, qui s’inscrivent dans l’émergence de formes que nous serons appelés à voir (et à vivre !) de plus en plus souvent.
Rejouer l’histoire technique du spectacle
Avec No Reality Now, L’Errance (The Roaming) et Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin – trois créations actuellement en tournée qui utilisent chacune une de ces technologies XR (respectivement, réalité virtuelle pour la première, mixte pour la seconde et augmentée pour la dernière) – le chorégraphe-auteur-danseur Vincent Dupont et le virtual designer Charles Ayats, le réalisateur Mathieu Pradat ou encore l’autrice Tania de Montaigne, accompagnée du metteur en scène Stéphane Foenkinos et du cinéaste Pierre-Alain Giraud, redéfinissent la façon dont nous vivons le spectacle aujourd’hui. S’il est clair que ces œuvres en interrogent les formes et les évolutions, elles n’en oublient pas non plus de s’inscrire dans la vaste histoire des techniques au service de la création théâtrale.
Comme le dit Vincent Dupont : « Aujourd’hui, le spectacle vivant actualise des techniques, ou des technologies, qui existaient déjà il y a très longtemps. C’est le cas des pepper ghost (technique d’illusion d’optique utilisée dans les représentations scéniques, ndlr), par exemple, dont on se servait déjà dans le spectacle, en magie au début du XIXe siècle, et qui revient en force actuellement dans les propositions contemporaines. »
« Quand on a commencé à travailler avec les corps des danseurs équipés de capteurs pour No Reality Now, j’ai réalisé que j’arrivais à les reconnaitre juste avec le mouvement de leurs avatars. »
Spectacle de danse au plateau équipé de « lunettes » de réalité virtuelle, No Reality Now propose une combinaison originale de danse contemporaine et de théâtre visuel, augmenté d’un usage innovant des outils de technologies immersives actuelles. En choisissant d’équiper le public, non pas de casque de réalité virtuelle mais d’un hybride de lunettes de théâtre du XIXème siècle et de casque VR muni d’une poignée permettant à tout moment de passer de la simulation à la scène, ces artistes jouent sur deux tableaux. « Avec Charles Ayats, nous nous sommes dit qu’il fallait que les casques puissent être mobiles, qu’ils ne soient pas fixés sur les têtes en permanence sinon le dialogue n’aurait pas été possible, et on a pensé s’inspirer des jumelles de théâtre, explique Vincent Dupont. Cela nous permettait également de replacer le numérique dans un historique, dans l’histoire des technologies au service de la création pour en finir avec le discours sur la nouveauté. »
Avec ce diptyque, ils ouvrent également leur création à une troisième interprétation, celle du « non vu », de l’image fantôme, mais jouent également avec la perception du public et ses idées à propos de ce qu’est un « spectacle » et l’environnement dans lequel on l’expérimente, le jeu des corps, la lumière, l’espace que l’on dit « scénique ». « L’idée d’utiliser la VR est arrivée avant celle du diptyque, ajoute le chorégraphe. Nous voulions profiter des atouts de la VR pour pouvoir nous rapprocher du corps des danseurs à certains moments, changer l’espace. »
Augmenter le spectacle
En venant supplanter le traditionnel casque, ce dispositif de « lunettes de réalité virtuelle » explore les frontières entre réalité et illusion dans une danse de la mort à la fois implacable et pleine d’empathie. En prenant le prétexte du passage de la vie au trépas d’une danseuse, No Reality Now plonge le public dans un voyage sensoriel où les perceptions sont remises en question, invitant à réfléchir sur la nature changeante de la réalité (et du spectacle), tout en se penchant sur une thématique peu visitée dans un monde numérique de plus en plus futile et transitoire. Vincent Dupont : « Rendre visible l’invisible n’est peut-être pas l’apanage du numérique, mais le numérique dans ce cas peut certainement aider, ouvrir des voies, créer des propositions dans ce sens. »
Quand on lui demande s’il n’a pas eu peur que le choix de la VR vienne écraser la force de son propos, l’intéressé répond : « Quand on a commencé à travailler avec les corps des danseurs équipés de capteurs pour No RealityNow, j’ai réalisé que j’arrivais à les reconnaître juste avec le mouvement de leurs avatars. Cela a été déterminant pour moi. C’était l’illustration évidente que ces nouveaux médias augmentaient le jeu au plateau, mais ne l’écrasait pas. Les deux se complétaient ! Malgré toute cette technologie qui provoque un effet de filtre, subsiste quelque chose qui est lié à la personne qui anime l’avatar, au corps. »
The Roaming (L’Errance) utilise un autre procédé qui, lui aussi, vise à augmenter l’immersion des spectateurs, devenus acteurs, dans la proposition artistique : la réalité mixte. « La réalité mixte ancre vraiment le corps dans le réel, même si on évolue dans un univers virtuel, détaille Anne-Lise Miller, productrice de ce travail hors-normes au côté Mathieu Pradat. Il y a quelque chose d’assez imparable dans ce média, particulièrement en ce qui concerne l’engagement du spectateur. Le fait que l’on touche des éléments de décor réel, l’eau, les aiguilles de pins sur le sol, pendant que l’on est immergé, déplace les sensations, fait que l’on reste dans son corps tout en touchant du doigt « un ailleurs » intangible mais bien présent. »
« Dans The Roaming, les spectateurs sont vraiment acteurs de ce qu’ils vont vivre et éprouver. (…) Ils doivent collaborer pour faire avancer le récit, parfois se toucher, inciter à l’action des personnages virtuels en utilisant leurs voix. »
Entre un passé d’architecte et de réalisateur de documentaires pour l’un et une longue expérience dans le spectacle vivant (et le Cirque Zingaro) pour l’autre, on peut dire que la Prairie Productions a une appétence pour l’immersion dans des univers étranges (urbains, animaux). Nul étonnement alors à les voir profiter de L’Errance (The Roaming) pour réinterpréter La Nuit du Chasseur, dont le récit est augmenté ici d’un propos très contemporain sur la toxicité et la violence masculine.
Pieds nus, totalement immergés dans le récit proposé par les auteurs, les spectateurs-acteurs doivent collaborer activement dans cet univers virtuel afin d’aider les enfants à échapper au shérif psychopathe d’une petite ville du Sud des États-Unis. Entre film noir des années 1950 et escape game collaboratif, L’Errance est une pièce de théâtre immersive XR pour huit spectateurs et un comédien par plateau qui demande un réel engagement de la part des participants. S’il fallait trouver un nom à ce type de proposition, il est certain qu’expérientiel conviendrait à merveille.
À ce propos, Mathieu Pradat explique : « Dans The Roaming, les spectateurs sont vraiment acteurs de ce qu’ils vont vivre et éprouver. Il y a une volonté d’engager l’interaction entre chaque spectateur-acteur avec le comédien qui les guide dans l’histoire, mais également entre eux, en tant que groupe. Ils doivent collaborer pour faire avancer le récit, parfois se toucher, inciter à l’action des personnages virtuels en utilisant leurs voix. L’engagement se fait d’autant plus physiquement qu’il y a un vrai parcours dans les marécages. On doit se baisser, parfois ramper. C’est une œuvre qui nécessite de vivre réellement dans, et avec l’histoire qui est racontée. L’usage de la réalité mixte aide évidemment. Les choix scénographiques également. »
Convoquer les fantômes du passé
Autre forme, autre propos. Si Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin est à ce point saisissante, c’est bel et bien grâce à l’usage de la réalité augmentée. Cette technologie permet de voir le monde autour de soi « augmenté » d’images, de données et d’informations diverses à l’aide de lunettes spécifiques (type Magic Leap ou HoloLens), d’un smartphone ou d’une tablette. Initialement envisagées pour offrir des services de géolocalisation, des informations commerciales et touristiques, ou pour servir de support à des œuvres d’art invisible à l’œil nu mais implantées dans le paysage grâce à des marqueurs géolocalisés, cette technologie prometteuse qui lie réalité et éléments virtuels a rapidement inspiré les artistes.
À ce titre, son usage dans Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, une immersion brutale dans l’ignominie ségrégationniste des années 50 aux États-Unis et le combat d’une pionnière de la lutte pour les droits civiques des Afro-américains, est parfaitement pertinente puisqu’elle permet de convoquer les fantômes d’un passé honteux qui hante toujours l’histoire du pays.
Adaptation d’un récit de Tania de Montaigne par Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud, Noire nous fait vivre au plus près l’humiliation et l’oubli injuste de cette figure pionnière de la lutte pour les droits civiques en invitant dans le monde réel ces figures oubliées incarnées par des comédiens et des avatars réalisés en 3D. L’usage de la réalité augmentée impose de repenser une nouvelle fois l’espace scénique, pour des spectateurs qui ne sont pas acteurs à proprement parler, mais côtoient dans le même environnement fantômes digitaux et scénographie numérique.
Une immersion totale
L’art du théâtre a beaucoup en commun avec la réalité virtuelle et les technologies XR en général. Une représentation théâtrale et une expérience XR sont toutes les deux basées sur le temps, n’existent que pendant la durée durant laquelle les participants humains y sont engagés. Toutes les deux se basent sur la création d’un univers fictif conçu pour distraire, informer, éclairer. Le théâtre a pour vocation de représenter « une réalité dans le temps du spectacle ». Nous pourrions dire, une réalité « virtuelle », puisqu’il s’agit d’un espace « potentiel », avec sa profondeur, ses dimensions, son décor, destiné à rendre crédible – réel, donc – une fiction entièrement au service de l’écriture et du jeu des comédiens, telle qu’imaginée par l’auteur et le metteur en scène.
À ce titre, l’usage de technologies XR n’est qu’un pas supplémentaire dans l’immersion, tel que le rêvait le théâtre des origines, et à sa suite le cinéma. Autant dire que l’union spectacle et technologie a encore de beaux jours devant elle.