Dans le champ du transhumanisme, une entreprise fait parler d’elle plus que les autres : Neuralink, fondée en 2016 par Elon Musk. Avec elle, la promesse d’un humain boosté par des implants dans le cerveau. Loin de la start-up californienne, qui multiplie les effets d’annonce, le psychiatre et enseignant-chercheur Raphaël Gaillard fait le point avec nous sur ce qu’est réellement L’Homme augmenté, du nom de son livre où il démêle la science de la fiction.
Costume-cravate, rasé de près : à ce moment de Limitless, Bradley Cooper ne ressemble en rien au pauvre écrivain raté qu’il était au début du film. Depuis qu’il a avalé une pilule de NZT, ses fonctions cérébrales sont décuplées, il réussit tout ce qu’il entreprend, mise en bourse, devient riche et voyage dans le monde entier. Pour le psychiatre Raphaël Gaillard, cette fiction n’a plus rien d’anticipatrice. Ici, à l’hôpital Sainte-Anne, dont il dirige le pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie, on manipule déjà le cerveau de l’intérieur, que ce soit par l’usage de psychédéliques contre la dépression ou par son hybridation avec des machines.
Son livre, L’Homme augmenté, raconte la recherche en train de se faire, et tente de démêler la réalité de l’état actuel de la science des fantasmes qui se dégagent d’une telle modification des capacités cérébrales humaines. Dans un monde capitaliste, on n’attend qu’une chose : détourner ces avancées thérapeutiques à des fins d’augmentation de la performance individuelle, et comme Bradley Cooper, devenir aussi riches qu’intelligents. Au risque de négliger certains effets secondaires…
Depuis la fabrication des premiers outils en silex jusqu’au port de lunettes pour améliorer la vue, l’humain a toujours cherché à dépasser ses limites physiques. En quoi ces innovations techniques diffèrent des innovations décrites dans votre ouvrage ?
Raphaël Gaillard : Nous sommes effectivement nés dépourvus de pelage, de crocs, de griffes. Cette relative insuffisance du corps appelle la technique. Nous créons des outils pour répondre à cette réalité de notre nature. On pourrait tout simplement parler du feu. La rentabilité nutritionnelle des aliments a complètement changé – notre espérance de vie avec – depuis que l’on en a fait la découverte. Là où les choses diffèrent, c’est que l’augmentation contemporaine vise le cerveau. Les outils que vous avez cités, le silex ou les lunettes, ne modifient pas directement cet organe. Or, les technologies modernes, que l’on parle de pharmacologie – comme les psychédéliques – ou d’interfaces cerveau-machine – ce que j’appelle l’hybridation forte -, modulent directement le cerveau. Il s’agit d’une augmentation de ce qui nous détermine en tant qu’homo sapiens.
Quand vous parlez d’hybridation forte, vous faites bel et bien allusion aux puces dans le cerveau ?
RG : En vérité, ce n’est pas une puce, même si ça y ressemble. Si on veut être vraiment précis, il s’agit d’un système équipé d’un très grand nombre de microélectrodes. Celles-ci enregistrent l’activité cérébrale et transmettent ensuite les informations recueillies à un système qui se trouve généralement hors du cerveau. C’est donc ce système qui, en fonction de l’activité mesurée, renvoie des signaux électriques dans le cerveau.
Vous consacrez de nombreuses pages à l’intelligence artificielle. Pour l’instant, elle est sur nos ordinateurs, mais faut-il s’attendre à ce qu’elle s’invite à l’intérieur de nos boîtes crâniennes ?
RG : À l’heure où je vous parle, la plupart des systèmes d’implantation n’utilisent pas d’IA. En France, on a ainsi inventé une technique qui est utilisée pour soigner Parkinson, qui fonctionne par l’insertion d’électrodes qui descendent dans les structures profondes du cerveau. En l’espace de dix à vingt secondes, un patient qui a le visage raidi par la maladie retrouve des couleurs, il se remet à parler alors qu’il n’aurait pas pu, à cause des tremblements. Rapidement, il retrouve même une motricité fine. Une technologie de routine dans les pays très développés… En ajoutant de l’IA, on peut obtenir des choses encore plus subtiles. Le système doté d’IA calcule en permanence la puissance du signal qu’il doit envoyer au cerveau. C’est une innovation qui se développe de plus en plus.
En tant que médecin, faites-vous la distinction entre soigner une personne et l’augmenter ?
RG : Je ne fais pas forcément la différence. Prenons l’exemple d’un patient qui aurait un TDAH – Trouble Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité -, à qui l’on donne des psychostimulants : on ne sait pas si on ne fait que soigner son trouble attentionnel ou si l’on augmente un peu ses capacités par rapport à ses camarades. Ce n’est pas facile à déterminer.
« Il y a toujours un risque de détournement d’une innovation thérapeutique. »
Est-ce légal si je viens vous voir simplement pour vous demander de booster mon cerveau, sachant que je ne souffre d’aucune pathologie ?
RG : Non, d’un point de vue éthique, en tout cas sous nos climats, on ne peut pas faire ça. De toute façon, il y a toujours un risque de détournement d’une innovation thérapeutique. Vous avez ce genre de questionnement avec les techniques pharmacologiques. Du point de vue thérapeutique, celles-ci révolutionnent les traitements de certaines addictions, et de la dépression. D’un autre côté, elles explosent en matière de développement personnel. Tout comme le méthylphénidate, à l’origine utilisé dans le traitement des TDAH, est récupérée par les chirurgiens allemands ou des étudiants des universités américaines qui cherchent à doper leurs capacités de concentration.
Les acteurs qui investissent sur ces technologies intracérébrales sont plutôt du côté de la médecine ou des startups ?
RG : Vraiment, les deux. Il y a des universitaires qui décident de lancer des start-up, ou à l’inverse, des entrepreneurs qui débauchent des chercheurs pour développer des projets à visée lucrative. Une des conséquences de ces croisements est que la recherche est soumise aux aléas de l’entreprenariat. Dans mon livre, j’évoque l’histoire de Markus : l’entreprise qui a créé l’implant cérébrale qui lui permettait de soigner ses migraines chroniques a subitement disparu. Et c’était une entreprise extrêmement prometteuse, pas une petite pousse anecdotique… Le résultat, c’est que l’on se retrouve avec des êtres humains qui ont du matériel implanté tandis que l’entreprise qui en était le prestataire n’existe plus. S’il y a une réponse à ce genre de situation, elle sera certainement politique. Penser la recherche selon un prisme entièrement étatique, je ne suis pas sûr que ça marche. En même temps, le free market, sans garantie pour les êtres humains, ce n’est pas acceptable non plus.
Que pensez-vous du projet d’implants Neuralink d’Elon Musk ?
RG : C’est très particulier, Neuralink, parce que c’est Elon Musk… Il communique uniquement sur son réseau social, X, sur la base de vidéos. Les champs normaux de contrôle scientifique de l’information sont biaisés. Nous, quand on publie dans une revue scientifique comme Nature of Science, ce que l’on soumet est validé par l’éditeur, bien sûr, mais aussi par ce que l’on appelle des « reviewers », c’est-à-dire des évaluateurs indépendants qui commentent notre publication et la valident ou non. Lui, il n’en a que faire, il balance ça sur ses réseaux sociaux. Ceux qui sont censés être des patients sont appelés des « users ». Au fond, il n’y a plus aucun regard extérieur. C’est-à-dire qu’il montre ce qu’il veut, et masque tout ce qui pose problème….
En parlant de régulation de ces technologies, on ouvre la question de l’accès à celles-ci. Après la fracture numérique, doit-on s’attendre à la fracture transhumaniste ?
RG : Je suis à peu près certain que ce développement technologique va creuser les inégalités. On aura probablement certaines personnes qui auront les techniques dernier cri, d’autres des choses moins bien, voire de la récup, ce qui verse typiquement dans l’imaginaire cyberpunk…Une sorte de bricolage, home-made, DIY, de bout de technologie, à l’opposé du gadget up-to-date. Mais pour moi, l’inégalité la plus forte, sera entre ceux qui supportent l’augmentation et ceux qui ne la supportent pas. Certains vont supporter l’hybridation et acquérir des hypercompétences, quand d’autres seront dévastés par ces ajouts qui vont leur faire perdre pied. Nous payons déjà très cher la puissance de notre cerveau sans augmentation, du prix des troubles mentaux, très fréquents : la schizophrénie, c’est 1% de la population générale ; les troubles bipolaires, c’est 2% ; la dépression, c’est une personne sur cinq au cours de sa vie… Mon raisonnement est simple : si la puissance de notre cerveau nous coûte déjà tant, alors l’augmentation s’accompagnera encore davantage de troubles mentaux. Il y aura des grands brûlés de l’augmentation.
« Si la puissance de notre cerveau nous coûte déjà tant, alors l’augmentation s’accompagnera encore davantage de troubles mentaux. Il y aura des grands brûlés de l’augmentation. »
C’est ce que vous dîtes quand vous écrivez : « Il y aurait malaise dans la civilisation à nous voir perdre nos proportions et quitter le cercle de l’homme de Vitruve » ?
RG : Ce que je voulais dire, avec cette phrase, c’est que l’on risque, par ces augmentations, de rompre l’harmonie de fonctionnement du cerveau humain. C’est un reste des idées issues de la science-fiction que de penser que l’on pourrait augmenter d’un coup la totalité des fonctions cérébrales. Votre cerveau est constitué de régions spécifiques : certaines vous permettent de lire, d’autres permettent la mémoire, d’autres la concentration. Votre implant va augmenter les compétences liées aux structures proches de son implantation, mais jamais la globalité du cerveau et de ses fonctions. C’est un gros organe, d’1,4 kg. Il y a 25 cm entre l’arrière et l’avant. Quand vous posez un implant à l’arrière, ça n’a pas beaucoup d’effet sur ce qu’il se passe à l’avant. Ce type d’augmentation est susceptible de rendre certaines fonctions performantes de manière disproportionnée par rapport aux autres. Ça donnera des individus très forts, certes, mais dans un champ donné uniquement. Pour caricaturer, on peut imaginer qu’il y aura celui qui retient tout, celui qui voit très bien, celui qui entend très loin. Ce sera encore plus complexe à l’échelle collective. Après tout, comment faire société avec des êtres humains qui auront chacun des hyper-compétences distinctives ?
Comment limiter la casse ?
RG : Je ne crois pas que l’on puisse être technophobe. Ces innovations sont inévitables pour soigner, c’est un train en marche, il n’y aura pas de moratoire pour l’éviter. En revanche, il faut être le plus réaliste possible à propos des effets secondaires attendus. Il y a une autre hybridation sur laquelle on a plus de recul, et qui a été plus massive que les autres : c’est l’avènement de l’écriture. Écrire, c’est déposer son savoir hors de soi. Et lire, c’est s’hybrider à l’aide d’un contenu extérieur. Il s’agit déjà d’un rapport d’externalisation et d’internalisation. Je formule l’hypothèse, sans en avoir la démonstration, que l’on devrait se préparer à l’hybridation technologique en répétant notre hybridation primordiale, celle avec le texte.
C’est une question de temporalité : un enfant, avant qu’il s’hybride avec la technologie, il faut qu’il ait fait l’expérience de l’assimilation par la lecture et l’écriture. Et nous, adultes, régulièrement, on doit se muscler le cerveau, c’est-à-dire s’astreindre à la lecture, ce qui est une sorte d’hygiène du cerveau. De même pour ce qui est du corps : prendre sa voiture ou les transports en commun, c’est très pratique, mais ne pas faire de sport du tout, ce n’est pas bon. Si notre vie n’est faite que de nos smartphone et de nos emails, à mon avis, elle s’appauvrit.
- L’Homme augmenté, de Raphaël Gaillard, 352 pages, éditions Grasset.