De Sabrina Ratté à Thomas Vanz, en passant par Justine Emard ou Holly Herndon & Mat Dryhurst, petite réflexion autour des œuvres numériques contemporaines explorant les subtilités et les profondeurs de l’inconscient.
« Tenter de revivifier les principes d’art des siècles écoulés ne peut que conduire à la production d’œuvres mort-nées. De même qu’il est impossible de faire revivre en nous l’esprit et les façons de sentir des anciens Grecs, les efforts tentés pour appliquer leurs principes, – par exemple dans le domaine de la plastique, – n’aboutiront qu’à créer des formes semblables aux formes grecques. L’œuvre produite ainsi sera sans âme pour toujours. » Il est évidemment permis d’être en désaccord avec ce propos de Kandinsky, introduisant l’essai Du spirituel dans l’art. Après tout, « faire revivre » ne signifie pas copier, mais prolonger ou se réapproprier des méthodes, s’en servir sans révérence exagérée afin d’expérimenter un regard distancié sur l’époque – surréaliste, oserait-on dire.
La science des rêves
Quand Justine Emard fait enregistrer ses rêves dans un laboratoire du sommeil et les traduit en des sculptures de terre cuite émaillée à l’aide d’un procédé d’impression 3D (The First Dream – Hatsuyume), l’idée est moins de singer ce qui a été fait par Max Ernst ou Man Ray que d’affirmer une conviction : ce l’on accomplit en rêve n’a pas moins de sens ou d’importance que ce l’on réalise éveillé. Quand Holly Herndon & Mat Dryhurst se servent de l’IA pour mettre en scène dans I’m Here 17.12.2022 5:44 les rêves expérimentés par la moitié féminine du duo lors d’un coma d’une semaine (elle dirigeait alors un orchestre composé de son bébé au chant et d’un chœur d’autres bébés), l’intention est moins de dupliquer bêtement des principes posés il y a 100 ans que de faire cohabiter des éléments que la raison tendrait à rebuter.
Le rêve, ce catalyseur actif
Shivay La Multiple, Hef Prentice, Thomas Vanz, Harriet Davey, Sabrina Ratté : on ne compte plus aujourd’hui les artistes qui visent à comprendre la signification de leurs rêves, les transformant à l’aide d’outils numérique en une sorte de réalité absolue – une surréalité, en un sens – qui aurait tant plu à André Breton. Il y a aussi Wiiki, dont les créations appuient l’idée d’un voyage permanent entre l’intime et l’universel. « Cela implique que les rêves ne soient pas seulement une évasion passive, mais un catalyseur actif qui modifie les perspectives, suscite des idées et apporte du dynamisme à la réalité », résume-t-elle.
Biberonnés à une pensée binaire, nous avons été habitués (formatés ?) à éliminer de manière quasi informatique toute forme de dissonance et d’ambiguïté. Réjouissons-nous dès lors que de nouvelles générations d’artistes rompent avec cette tendance, que le studio fuse* génère des rêves à l’aide de l’IA et de diverses formules mathématiques, que les œuvres de Boris Labbé s’expérimentent sans repères temporels ou dimensionnels, à la manière d’un rêve. Rencontré il y a quelques semaines, en marge de son prix à Venice Immersive (lire notre newsletter éditoriale #35), l’artiste français reconnaissait avoir été marqué par le travail de plusieurs artistes surréalistes (Salvador Dalí, Hans Bellmer, Roland Topor), voire même par certains maîtres pouvant être considérés comme les précurseurs du mouvement (Jérôme Bosch). Mieux, il résumait en une phrase les correspondances possibles entre deux générations d’artistes habités par une même pulsion onirique, traduite selon des outils différents, mais une même approche : « Le monde du numérique, avec sa dématérialisation et la facilité de travailler par le copier-coller, voire même d’encourager le mélange de données, peut tout à fait coller avec la démarche surréaliste. À chaque fois, il s’agit finalement de l’exploration d’un monde intérieur. »
- Cet article est extrait de notre de l’épisode 39 de notre newsletter éditoriale.