Candide l’affirmait : « Il faut cultiver notre jardin ». L’artiste Léa Collet, elle, cultive le sien sur le vaste terrain du numérique. Rencontre avec une botaniste des temps modernes.
Née dans la banlieue lyonnaise, Léa Collet, 35 ans, s’est longtemps cherchée. Après s’être d’abord dirigée vers des études de théâtre, elle change de cap, direction l’art. Frustrée par le modèle éducatif français, c’est à Londres qu’elle part chercher des réponses à ses questions. L’inspiration viendra au Camberwell College of Arts, lorsqu’elle entreprend un Bachelor en photographie. En parallèle, la capitale britannique est secouée par le mouvement post-internet, né non loin du quartier où la jeune étudiante tente de percer les mystères de son appareil. « Toute cette agitation créative m’a profondément influencée, confie-t-elle. Naturellement, mon intérêt pour les nouveaux médias m’a poussée à continuer mes études en média à la Slade School of Fine Art, dans le sens où cette école repose sur un fort héritage artistique lié aux nouvelles technologies, notamment avec l’ouverture du Slade Centre for Electronic Media in Fine Art en 1995. »
« J’explore les interconnexions entre la botanique, les émotions, le territoire, la transmission et la technologie »
Ça y est, Léa Collet en est certaine : c’est dans le domaine du numérique qu’elle s’épanouira. « J’ai continué à faire évoluer ma pratique à Londres pendant cinq ans. Puis, en 2020, lors du confinement, j’ai décidé de rentrer en France après quinze ans en Angleterre. » Une décision qui la pousse à intégrer le DIU ArTeC+, où elle explore des questions cruciales liées aux esthétiques technologiques contemporaines grâce au soutien de grands théoriciens des humanités numériques tels qu’Yves Citton, Grégory Chatonsky ou Laurence Allard. Admise au Fresnoy en 2021, Léa Collet développe par la suite une approche rhizomatique du geste créatif.
Art, création numérique, pédagogie, recherche… La pluridisciplinarité du Studio National des Arts Contemporains de Tourcoing s’appuie sur un nouveau système de pensée et de création qui convient parfaitement à la personnalité touche-à-tout de la Lyonnaise : « Mon engagement dans l’accessibilité de l’art s’est traduit par des collaborations avec divers publics, dans le but de favoriser des échanges inclusifs et diversifiés. Je travaille dans des contextes institutionnels (musées, galeries, Institut Français), auto-organisés (espaces gérés par des artistes, collectifs autogérés) et éducatifs (de la primaire à l’université), où j’explore les interconnexions entre la botanique, les émotions, le territoire, la transmission et la technologie. »
Faire cohabiter nature et technologie
Au détour de cette conversation sur son parcours, Léa Collet lâche le mot : botanique. Passionnée d’horticulture, l’artiste conjugue amour des plantes et création numérique dans une pratique au carrefour des préoccupations les plus actuelles : sauvegarder et respecter notre écosystème tout en développant les technologies les plus avancées. « L’intérêt pour la botanique m’a toujours habitée, nourri dès mon enfance dans le jardin de mes grands-parents, se souvient-elle. Mais c’est vraiment en Angleterre que cette passion s’est affirmée, un pays où le jardinage, le soin apporté aux plantes et la botanique occupent une place cruciale dans la culture, notamment à travers des institutions telles que la Royal Horticultural Society et le Kew Gardens. »
« Les concepts de mutation et de mutualisme, omniprésents dans la nature, sont au cœur de ma réflexion : comment les humains peuvent-ils apprendre de ces concepts ? »
Visiblement passionnée par le sujet, elle poursuit : « L’Angleterre abrite également des initiatives plus intimistes, comme le collectif Queer Botany ou le Prospect Cottage (jardin du réalisateur Derek Jarman). Ces groupes partagent une passion pour la botanique tout en l’ouvrant vers d’autres perspectives et publics. Ils adoptent un regard très politisé sur cette pratique, en remettant constamment en question les pratiques traditionnelles sous un angle décolonial et queer. ».
Politiser les plantes ? L’idée n’a depuis jamais cessé de germer dans la tête de l’artiste. « Plus j’avançais dans mon parcours artistique, plus je trouvais essentiel d’intégrer les corps végétaux dans mon travail. Cela me semble tout simplement évident ! » En parallèle de ses études, Léa Collet commence à collectionner les plantes d’intérieurs, puis assouvi un peu plus son obsession en effectuant des stages de botanique et de reconnaissance des plantes. Aujourd’hui, elle possède son propre jardin en banlieue parisienne où elle continue d’exprimer son amour de la flore tout en s’inspirant de la nature pour nourrir son travail. « Les concepts de mutation et de mutualisme, omniprésents dans la nature, sont au cœur de ma réflexion : comment les humains peuvent-ils apprendre de ces concepts ? », s’interroge-t-elle. Avant de développer : « Cette prise de conscience m’a amenée à réfléchir à ce que je peux apprendre des intelligences plus-que-humaines et à la manière dont nous pouvons remodeler nos sociétés et nos technologies pour coexister plus harmonieusement avec le monde non-humain. Comprendre ces frontières de plus en plus floues entre l’animal humain, l’animal non-humain et les machines, nécessite de repenser non seulement l’idée d’intelligence, mais aussi celle de nature. »
Dès lors, comment faire coexister cette théorisation du monde végétal avec une pratique artistique numérique ? Alors que le monde a tendance à penser les choses de façon binaire, et à opposer la technologie (et plus largement le progrès) à la nature, Léa Collet, elle, met en lumière les nombreuses connexions qui s’opèrent entre ces deux domaines. « C’est dans mes lectures cyber féministes et de science-fiction que j’ai trouvé ces liens, révèle-t-elle, l’air amusé. Par exemple, la théorie du cyborg de Donna Haraway cherche à dépasser les dualismes qui opposent l’humain à l’animal, l’organisme à la machine, l’homme à la femme, le corps à l’esprit. En développant le chemin de l’hybridité et de la chimère, Haraway ouvre la voie à une pensée en réseau qui contiendrait partiellement les phénomènes de domination. Comme l’a dit Ursula Le Guin, écrivaine de science-fiction, en 2005 : “La technologie est l’interface humaine active avec le monde matériel” ».
Ainsi, la jeune femme commence à développer une réflexion autour d’une co-création homme/technologie pour servir la Terre et construire un monde partagé. « Je porte une attention particulière à la coexistence de ces intelligences naturelles (humains, animaux, végétaux) et artificielles (IA, algorithmes, robots). La science-fiction est mon outil privilégié pour appréhender cette cohabitation entre les êtres naturels et technologiques. L’objectif profond est de créer une sorte de symbiose entre la technologie et la botanique qui nous amène à réfléchir aux relations que nous entretenons les uns avec les autres (humains et plus qu’humains) en proposant de nouveaux imaginaires, de nouveaux ancrages et/ou identités ».
L’art comme révélateur de conscience
Cette idéologie, on la retrouve dans l’œuvre Digitalis, réalisée dans le cadre de sa production de deuxième année au Fresnoy et présentée récemment à la Fondation EDF lors de l’exposition Demain est annulé. Conçue en collaboration étroite avec neuf élèves d’une classe de 3ème du collège Marie-Curie à Tourcoing, l’installation vidéo explore, « dans une teinte fictionnelle et mystique », la mutation de l’humain en fleur. Concrètement, Digitalis, exposée dernièrement au Festival Safra’Numériques, se pollinise donc via différentes formes : une installation programmée, un court-métrage de science-fiction, une expérimentation botanique et une collaboration avec une intelligence artificielle.
L’expérience s’appuie également sur des recherches utilisant les collections des modèles de fleurs de Brendel à l’Université de Lille et de Rennes, et la conservation de plantes en silicone. Léa Collet détaille : « Le projet, utilisant une narration de science-fiction, met en scène un groupe de collégiens et collégiennes qui, au lendemain d’un écroulement écologique, cherche à muter, à se métamorphoser en fleur. Collectivement, les neuf élèves initient un processus de création d’identités, de croisements humain-fleurs, prenant la forme de créatures technologiques. (…) Au croisement entre intelligence artificielle et imaginaire de l’artificiel, j’invite le public à envisager le potentiel de création de l’IA comme un possible progrès, une porte ouverte vers un monde inconnu pouvant générer de nouvelles poésies. »
« Au croisement entre intelligence artificielle et imaginaire de l’artificiel, j’invite le public à envisager le potentiel de création de l’IA comme une porte ouverte vers un monde inconnu pouvant générer de nouvelles poésies. »
On découvre ainsi les jeunes adolescents se transformer peu à peu à travers des images vidéo, des masques floraux, des réseaux de neurones et de la modélisation 3D, devenant dès lors ce que l’artiste nomme des « botanicohumanoïdes ». Un premier pas vers une pratique qui vise à se développer, comme le révèle Léa Collet : « Je poursuis actuellement ma démarche de transformation en fleur par les outils numériques, selon une approche qui questionne aussi la botanique en elle-même et l’aspect très colonial de cette science, dans l’idée de sortir de l’eurocentrisme pour une ouverture alternative. »
Cette dimension sociale tient particulièrement à cœur à la plasticienne, qui l’affirme : « Pour moi, il est difficile de concevoir l’art sans un certain niveau d’engagement. » Un engagement chevillé au corps qu’elle détaille : « Ma démarche artistique est profondément ancrée dans une réflexion sur notre relation avec le vivant, et inclut donc l’idée de décentrer ‘l’anthropocentrisme’ au profit d’une véritable alliance inter-espèce, s’appuyant sur la force productive et immanente de toutes les vies, humaines et plus qu’humaines. » Vivre ensemble, en harmonie, une utopie ? Pas pour Léa Collet, qui conclut de manière optimiste : « Je cherche à ouvrir notre imagination pour envisager de nouveaux modes d’invention et d’engagement, inspirés de nos relations avec les êtres plus-qu’humains. »