Sous le même ciel ?, quand l’art numérique monte en game

Il y a 11 heures   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Sous le même ciel ?, quand l’art numérique monte en game
“Sous le même ciel”, 2025 ©Quentin Chevier

Jusque fin juillet, la nouvelle exposition du Cube Garges explore les à-cotés du jeu vidéo. Au-delà de sa jouabilité, il s’agit ici d’envisager ce médium, première industrie culturelle au monde, comme une expression artistique au sein de laquelle se reconfigurent les structures sociales existantes.

Après le succès d’Eat The Night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, et alors que sort sur Mubi Grand Theft Hamlet, tourné à l’intérieur du jeu phare de la société Rockstar Games, il y a comme une certaine logique à voir les mondes codés du jeu vidéo refluer au sein de la nouvelle exposition du Cube Garges : Sous le même ciel ?, un événement où ce qui compte est finalement moins le jeu que ce qui se joue sous nos yeux. C’est qu’avant d’être des blockbusters, encore trop souvent réduits à leur violence et leur soif de conquête, GTA, Minecraft, Fortnite ou League Of Legends sont de grandes machines à fiction, propices à l’exploration, aux pas de côté et à l’élaboration de réalités nouvelles, rendues toujours plus pertinentes grâce aux nombreux médiums contenus au sein même d’un jeu.

Le texte, l’image, le son, l’interaction, l’espace virtuel : multiples sont les possibilités offertes aux artistes de développer une autre forme d’écriture, toujours très narrative, mais sans doute moins dépendante des lois physiques et biologiques du monde réel. « L’idée de cette exposition, c’est vraiment l’intersection du jeu vidéo et de l’art contemporain à travers la pratique du worldbuilding », explique Clément Thilbault, directeur des arts visuels et numériques au Cube Garges. Avant de synthétiser l’ambition de Sous le même ciel ? en une question : « Comment le jeu vidéo, par les strates d’écriture qui le composent (le lore, le sound design, etc), renouvelle nos mythologies et nos cosmogonies, voire élabore des mondes alternatifs ou pose un regard critique sur celui dans lequel nous vivons ? ».

Dans une salle d'exposition, un écran géant projette un jeu vidéo avec des sièges blancs devant.
Morphogenic Angels (2022-2023), de Keiken, Le Cube Garges, 2025 ©Quentin Chevrier

Aller au-delà de l’expérience même du jeu

Complétée par un Cycle Machinim_AI, faisant la part belle aux œuvres animées à partir d’IA et de moteurs 3D prélevés dans des jeux préexistants, Sous le même ciel ? s’ouvre sur deux propositions. Deux œuvres à même de définir d’emblée les enjeux de l’exposition. D’un côté, Premium Connect (2017) de Tabita Rezaire : un essai-vidéo d’une dizaine de minutes à l’esthétique rétro, typique des prémices du web, où l’artiste parisienne redonne une place centrale aux pratiques spirituelles d’Afrique de l’Ouest dans l’émergence des systèmes d’information – s’appuyant pour cela sur de nombreuses recherches attribuant l’origine des mathématiques binaires modernes aux rites de divination du peuple Yoruba. 

De l’autre, Morphogenic Angels (2022-2023) de Keiken : projeté sur un écran monumental, le jeu imaginé par le collectif turco-allemand invite le gamer à plonger dans un futur spéculatif où les humains peuvent modifier leur condition en manipulant leur ADN et leurs identités virtuelles. Reconsidérer nos mythologies, simuler des mondes complexes, déjouer nos modes de pensée traditionnels, décoloniser les imaginaires… Pas de doute : l’exposition est en plein cœur de son sujet.

Deux enfants posés sur des siègles transparents joue à un jeu vidéo dans un lieu d'exposition.
Everything, de David O’Reilly, Le Cube Garges, 2025 ©Quentin Chevrier

Le jeu vidéo et son double

À flirter ainsi avec des mondes dystopiques, parfois post-apocalyptiques, il aurait été facile de présenter des œuvres documentant une forme d’effondrement, inévitable, d’ores et déjà sous nos yeux. Sauf que les œuvres exposées au Cube Garges, y compris celles rassemblées au sein des bornes d’arcade, refusent de laisser le chaos supplanter la beauté. Avec Everything, David O’Reilly développe un jeu philosophique – dans le sens où il est ponctué par des citations d’Alan Watts, théoricien ayant introduit la pensée orientale en Europe – où le gamer se voit dans la possibilité de tout incarner, une simple molécule comme une galaxie. De son côté, Robbie Cooper se fait moins glaçant que dans Immersion (vue à la Biennale Chroniques), où il figeait les réactions des joueurs dans des séquences filmées en gros plan d’une grande expressivité.

Avec Alter Ego, né d’un tour du monde effectué entre 2003 et 2006, il s’agit cette fois de faire poser des humains au côté de leur avatar, dans ce qui ressemble finalement plus à une étude de la psychologie humaine qu’à une simple transposition du réel au virtuel. On est par exemple saisi de voir que certains investissent de nouvelles identités, quand d’autres, comme ce jeune garçon victime d’une maladie dégénérative, réinvestissement d’autres corps, s’érigent en héros des temps modernes, protégés par une armure, certes, mais dotés d’une carrure apte à repousser n’importe quelle menace.

À côté d'une installation robotique, se tient un enfant face à des photos représentant des humains aux côtés de leur avatar.
Sous le même ciel ?, Le Cube Garges, 2025 ©Quentin Chevrier

Sortir de l’impasse par l’altérité

L’un des grands mérites de Sous le même ciel ?, au-delà de favoriser une déambulation libre, n’est donc pas de miser sur la spectacularité presque intrinsèque au jeu vidéo. Il s’agit plus volontiers de se concentrer sur des œuvres qui saisissent les spectateurs/gamers dans des moments de choix, qui documentent les oubliées du numérique selon une approche cyberféministe clairement affirmée (GRLX Need Modems, de Reem Saleh & Éléonore Sense, dont la tapisserie de level design a été produite par l’institution gargeoise), qui ne misent pas gratuitement sur la violence ou la souffrance mais, au contraire, s’y confrontent, cherchent les ambiguïtés, explorent allégrement ces mondes ouverts selon des méthodologies scientifiques (le désormais connu Minecraft Explorer de Thibault Brunet). 

Avec Le Conservatoire, Laurent Levesque et Olivier Henley ont ainsi conçu un jardin voué à la conservation de la flore des jeux vidéo : soit 269 plantes récoltées dans une trentaine de jeux publiés ces trente dernières années, pour un résultat qui, en plus de créer un lien très fort entre physicalité et virtualité, se reçoit comme une critique du comportement humain, reproduisant dans le monde virtuel les mêmes erreurs que dans la réalité.

Dans une salle d'exposition, trois œuvres accrochées sur un mur bétonné gris reproduisent des scènes de jeux vidéo.
The Charge of Megathesis, de Lucien Murat, Le Cube Garges, 2025 ©Quentin Chevier

Dernière belle découverte : The Charge of Megathesis, où Lucien Murat structure sa pratique plastique autour de l’écriture d’un lore. Un texte trash (l’un des personnages, Vina, est abusée dès la naissance, des crânes volent, des moignons se transforment en AK47…), très dense, inspiré des récits mythologiques et des livres d’heroic fantasy, visuellement traduit ici en trois œuvres semblables à des tableaux extraits, au choix, d’une scène d’Akira ou d’un « world builder ». Au sein d’une époque aussi polluée par les excès de brutalité, en manque de perspectives quant à l’avenir, il fallait au moins ce rapport à la narration, ce sens de la mise en récit pour rendre supportable une représentation de la virtualité aussi intense.

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