Male gaze omniprésent, stéréotypes perpétrés et peu de place laissée aux femmes… Il suffit d’ouvrir un livre consacré à l’histoire de l’art pour comprendre que la femme n’a eu que très peu d’occasions de s’affirmer. Un constat qui tend à changer, notamment avec l’expansion du numérique et l’arrivée d’artistes féminines qui n’hésitent pas à s’éloigner des stéréotypes sexuels masculins afin de se réapproprier un domaine esthétique jusqu’alors peu acquis à leur cause.
Elles s’appellent Hef Prentice, Beryl Bilici, Reiki Zhang ou encore Sandra Rodriguez. Leurs palettes ? Un ordinateur et une pléiade de logiciels, qu’elles manient à la perfection. Leur cheval de bataille ? Le sexe, la figure féminine et, en creux, l’émancipation. Alors que l’art numérique se développe au fil des évolutions technologiques et scientifiques, son expansion encourage également la création de mondes virtuels, où les règles changent et au sein desquels les codes de notre monde physique peuvent plus facilement être remis en question. Alors que sur Terre, nos corps et notre psyché sont soumis aux affres du patriarcat, dans le métavers ou la VR, la femme a toute la place possible pour reprendre le pouvoir et se créer des avatars incroyablement libres, fantasmatiques.
Lorsque l’on s’intéresse à cette grande question du corps contraint par des normes sociales, le sexe et le genre tiennent évidemment le haut du pavé, dépassant largement la sphère privée pour s’immiscer dans les dynamiques de pouvoir. « Quand j’ai commencé à faire de l’art numérique, beaucoup pensaient que j’étais un homme – je ne publie pas souvent mes photos sur les réseaux sociaux. Je pense que l’intellect ou le talent sont souvent associés au masculin », se désole Hef Prentice, artiste numérique originaire de Buenos-Aires connue pour ses déesses digitales qui s’amusent des stéréotypes de genre et des normes de beauté.
L’artiste argentine n’a pas tort. Dès les années 1970, la chercheuse américaine Linda Nochlin se pose la question dans la revue Artnews : « Pourquoi n’y a-t-il pas de grands artistes femmes ? ». Après une analyse détaillée des positions asymétriques entre les femmes et les hommes au sein du canon de l’Histoire de l’Art, elle conclut à l’impossibilité pour les femmes de réussir à l’intérieur du système de valeurs dominantes. La pilule est difficile à avaler, d’autant qu’en plus de cinquante ans, les choses n’ont pas énormément changé, comme en atteste le rapport de l’Observatoire 2022 de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication : « Les œuvres des professionnelles de la culture restent moins programmées que celles des hommes, et elles accèdent moins souvent qu’eux à la consécration artistique. » Triste constat !
Un monde virtuel plus progressiste
Et si l’art numérique était l’échappatoire tant rêvée à ce système qui semble pourtant gravé dans le marbre ? Quand elle nous parle de sa pratique, Hef Prentice la décrit comme « un monde onirique, fantaisiste, fictionnel et libre. Un univers où la figure féminine devient la protagoniste de sa propre histoire, vit son propre rêve. » Elle poursuit. « Depuis que j’ai commencé ma pratique, je me suis toujours sentie très libre de m’exprimer, de parler de sexualité. Je comprends que je suis un cas très particulier, et je pense toujours à l’impact que mon travail peut avoir sur des personnes qui n’ont pas une ouverture d’esprit concernant le corps humain. À travers mon art, j’espère inspirer d’autres femmes à créer, à s’exprimer librement, à ne pas avoir peur de l’erreur, car c’est là que se font de grandes découvertes et apprentissages. À passer de simples muses à protagonistes de leurs rêves. »
Ce changement de prisme induit également une réappropriation de son genre, ainsi qu’une compréhension de ses stéréotypes, afin de créer de nouvelles normes. L’artiste Hermine Bourdin intègre justement toutes les notions de sensualité féminine au moment de créer des silhouettes organiques, s’éloignant au maximum de tout ce qui est considéré comme masculin au profit de formes voluptueuses, presque sacrées, remettant au centre de l’abstraction les caractéristiques dites « féminines » : rondes, douces, mais aussi fortes et spirituelles. Une place divine donnée au « sexe faible » que l’on retrouve également dans les figures robotiques de Beryl Bilici, qui, malgré leur apparence surnaturelle, explorent finalement tout ce qui nous rend humain.
Celle qui se définit comme la « mère des cyborgs » l’explique : « Je suis tombé amoureuse d’un monde où les humains et les machines coexistent harmonieusement, et j’ai imaginé un avenir où les frontières de la forme physique sont transcendées, où les robots et les humains fusionnent non seulement dans leur corps, mais aussi dans leur esprit. »
Ce qui est intéressant ici, c’est que le cyborg est une figure extrêmement stéréotypée. Il suffit de faire l’expérience et de taper le mot sur Google : les cyborg « masculins » sont presque exclusivement musclés, belliqueux, tandis que les « féminins » sont tous hypersexualisés. Le cyborg cristallise tout ce fantasme de la technologie, et tout ce que l’on y projette. Résultat, en reproduisant ces esthétiques extrêmement genrées, Beryl Bilici nous renvoie à nos propres projections. Au passage, elle sert également de ce transhumanisme codifié pour nous mettre face à des questionnements existentiels. « Serons-nous un jour capable de transcender la nature de la dualité pour retrouver notre unité ? », demande-t-elle, sans toutefois avoir de réponse précise à apporter. Utiliser sciemment les codes imposés par la masculinité pour s’emparer du monde anti-nature, à savoir la machine… Le transféminisme commencerait-il ici ?
L’art numérique au service de la réalité
Le monde virtuel permet de mettre en lumière la misogynie dans laquelle nous évoluons, sans parfois même nous en rendre compte. C’est notamment le parti pris par Sandra Rodriguez qui, dans son installation Results, met en lumière les mécanismes de mimétisme de la pornographie générés par l’intelligence artificielle. On n’étonnera personne si l’on vous confie que le résultat est un miroir dérangeant de la vision de la sexualité dominant sur le web, à savoir misogyne, dégradant, raciste ou encore transphobe. Est-ce pour autant le reflet de nos véritables désirs ? Rien n’est moins sûr.
C’est visiblement dans ce désir de renouer avec la vraie nature de nos envies que résident de nouvelles formes de sexualité, moins limitées par le poids du genre. Le laboratoire de recherche Quimera Rosa s’inscrit totalement dans cette mouvance. Créé à Barcelone en 2008, il conçoit la sexualité comme une création artistique et technologique qu’il expérimente à travers des identités hybrides et changeantes, déconstruisant les frontières entre tout ce que nous connaissons (naturel/artificiel, normal/anormal, homme/femme, humain/machine, hétéro/homo, art/vie, humain/animal, réalité/fiction, art/science). L’idée ? Troubler le public afin qu’il s’imagine un avenir où l’être humain pourrait ne devenir qu’un seul être hybride brisant les limites imposées par la société, notamment en ce qui concerne la délimitation homme/femme. Et casser, ainsi, les chaînes d’un patriarcat étouffant.