Le paysage, obsession numérique

Le paysage, obsession numérique
“Rios” ©Laura Colmenares Guerra

Source d’inspiration des plus grands peintres de l’histoire de l’art, le paysage influence également les créations des artistes numériques. Quil s’inspire de panoramas existants ou qu’il soit créé de toutes pièces, le paysage virtuel se meut en sujet politique, engagé et critique. 

Postée le 15 février dernier sur le compte X d’OpenAI, une vidéo de 17 secondes montrant une balade dans les rues enneigées de Tokyo fait le buzz. Plus vrai que nature, ce paysage n’a pourtant jamais été filmé, mais a été entièrement généré par Sora, une IA nouvelle génération capable de fabriquer des scènes complexes en vidéo. Si ce spot promotionnel fait la part belle à la technologie, son sujet n’a rien d’anodin : exploité depuis la nuit des temps, le paysage inspire également les artistes du numérique, qui, en bons impressionnistes des temps modernes, s’emparent du sujet pour le rendre politique, engagé, quitte à utiliser le paysage comme un terrain d’expression sans limite. Un terrain de jeu virtuel, certes, mais touchant à des problématiques, elles, bien réelles.

Sur fond vert, plan d'une ville pixellisée à la façon de "Minecraft".
©Enzo Schott

Le paysage par défaut

Spécialisé dans les expositions d’art numérique, l’espace multimédia Gantner est à la tête d’une collection d’œuvres digitales au sein desquelles le paysage apparaît comme un élément mobile, lié aux techniques et à la technologie. « Ces éléments techniques, outils et matériaux de l’œuvre d’art numérique, impliquent une autre manière de penser l’espace et l’espace habité, conceptualisé, par l’artiste et/ou le spectateur de l’œuvre, ce dernier souvent acteur de l’œuvre elle-même dans le cadre de productions interactives. » détaillent les équipes de l’institution. Là où les Impressionnistes tentaient de coucher sur toile l’émotion provoquée par un beau paysage, les artistes numériques, eux, s’attaquent aux symboles d’un tel sujet, à l’image d’Enzo Schott, d’ailleurs présent dans les collections de l’espace multimédia Gantner.

En s’appuyant sur le célèbre jeu de construction Minecraft, l’artiste part du paysage par défaut du gameplay pour y reproduire des catastrophes naturelles, véritable obsession d’Enzo Schott, fasciné par ces architectures de la destruction, par ces paysages qu’il envisage comme des lieux de péril, desquels il est malgré tout possible de s’échapper. Le constat reste quoiqu’il en soit sans appelle, et l’expérience, elle, force l’humilité : la nature est incontrôlable, et l’homme ne peut pas toujours intervenir. 

EspacemultimédiaGantner
« Ces éléments techniques, outils et matériaux de l’œuvre d’art numérique, impliquent une autre manière de penser l’espace et l’espace habité »

Générer une telle réflexion en passant par le jeu vidéo et le métavers n’a finalement rien d’une exception. Ces dernières années, on ne compte d’ailleurs plus le nombre de créateurs exploitant de tels médiums à des fins artistiques et critiques. En 2008, le pionnier de l’art numérique Fred Forest présentait le projet Centre expérimental du territoire et laboratoire social dans l’environnement virtuel Second Life, et invitait des personnalités politiques à débattre de problématiques écologiques. Pour le commun des mortels, la visite du Centre expérimental était libre et ouverte. Mieux encore, les internautes avaient également la possibilité de s’approprier des parcelles interactives et de créer leur propre paysage, vivant et politique.

« Souvent je me pose la question de savoir si je ne suis pas un philosophe, un artiste n’est-il pas un philosophe en acte ? Le philosophe a un crayon, des feuilles de papier et il écrit, s’interrogeait Fred Forest dans un entretien accordé à Art Interview. Je fais la même chose en faisant prendre conscience de notre environnement social et de notre existence à travers le mouvement de l’esthétique de la communication. » En s’emparant d’une URL a priori ludique, les artistes du numérique politisent le jeu, et nous font prendre conscience, via des paysages virtuels, de la fragilité de notre environnement réel.

Vision futuriste du Havre, dans un décor violet où des formes arrondies semblables à des soucoupes lâchent de la fumée.
La ville qui n’existait pas 1 : l’architecture des possibles (1945-1970) ©Grégory Chatonsky

De son côté, Grégory Chatonsky n’utilise pas le jeu, mais le cinéma pour produire des paysages virtuels, comme il le confiait en 2017 à Dominique Moulon à propos de Readonlymemories, un projet photographique qui a vite évolué vers de l’impression 3D, de la vidéo ou encore de la réalité virtuelle : « J’ai pris des films classiques de Jean-Luc Godard, de Tarkovski, de David Lynch et surtout de Hitchcock, et je les ai regardé image par image en essayant de recomposer au complet le paysage qui était découvert par la caméra. » Un parti pris qui donne vie à des paysages délirants et qui transforme le temps du cinéma en espace. En parallèle, l’obsession de l’artiste franco-montréalais pour le paysage se poursuit dans Vertigo@home, où il prend cette fois pour support des captures de Google Street View afin de créer des scènes de films. Motivé par les nouvelles technologies qui s’offrent à lui, Grégory Chatonsky continue d’envisager le paysage, voire même de le projeter dans le futur grâce à l’IA, comme c’est le cas dans son projet La ville qui n’existait pas, actuellement présenté au Havre et qui s’inspire du passé si complexe de la ville portuaire pour imaginer son paysage urbain de demain. 

Du paysage ruiné à la dystopie

Également inspirée par les outils de capture de l’environnement de Google, Laura Colmenares Guerra les utilise quant à elle pour alerter sur le paysage réel en péril de l’Amazonie dans son triptyque Rios, fruit d’un travail de recherche titanesque de cinq ans. En cartographiant l’Amazonie, l’artiste met en évidence les défis socio-environnementaux urgents auxquels la région est confrontée dans un ensemble immersif inquiétant comprenant un outil de recherche expérimental basé sur Twitter, une série de sculptures élaborées à partir d’un processus d’hybridation numérique et une oeuvre de réalité virtuelle. Un premier pas vers la dystopie qui n’en est finalement pas vraiment une, la situation du poumon de la Terre étant bien réelle. Tellement préoccupante qu’elle ne peut qu’impacter les réflexions d’autres artistes.

À l’image de Richard Mosse, dont la dernière installation vidéo et photographique (Broken Spectre) alerte sur la déforestation de masse de l’Amazonie.  « En Amérique du Sud, des milliers de personnes qui étaient des opposants à la destruction de la forêt ont disparu, leurs corps ne seront jamais retrouvés… Je voulais montrer que ce désastre écologique est aussi un désastre humain, explique Richard Mosse, qui s’est associé au compositeur Ben Frost pour un résultat immersif, Le son est un élément central de l’œuvre. On y entend des bruits d’animaux, d’insectes et d’êtres humains capturés en field recordings. L’ensemble est très rythmique et très organique. Ben Frost est un brillant compositeur avec qui je travaille depuis longtemps, il comprend mes intentions et comment retranscrire les émotions ou le drame véhiculés par les images. »

Vue d'en haut de la pollution de Amazonie.
Broken Spectre ©Richard Mosse

D’autres artistes, eux, vont encore plus loin dans l’alerte en imaginant le pire pour le futur. Pour mettre les horreurs de la guerre en lumière, l’artiste Ayham Jabr fusionne des images réelles de la ville de Damas assiégée avec des créations futuristes piochées sur Internet : « La situation actuelle en Syrie, c’est de la schizophrénie, entre l’inhumanité de l’Occident et les sanctions unilatérales sur mon pays, le déficit administratif officiel et la disparition du système de soutien gouvernemental aux couches pauvres de la société. » détaille le jeune homme pour Society. En s’inspirant des pires dystopies, Jabr tente d’alerter sur les actes les plus sombres menés en territoires arabe, dans un résultat digne des plus grandes oeuvres de SF : « Après tout ce que nous avons vu pendant la guerre, n’importe quel tueur est un être extraterrestre ».

AyhamJabr
« Après tout ce que nous avons vu pendant la guerre, n’importe quel tueur est un être extraterrestre »

Comme dans de nombreux films d’anticipation, la dystopie chez les artistes s’envisage dans un monde ultra-connecté, de surveillance et de technologie envahissante. Xu Wenkai – plus connu sous le nom d’aaajiao – naît en 1984 à Xi’an, en Chine. « La même année que l’ouvrage d’Orwell » rappelle-t-il fréquemment. Un anniversaire qui le conditionne peut être à explorer le sujet du paysage dystopique et de l’architecture futuriste, comme nous avons pu le voir en 2022, à l’occasion de l’exposition Copies multiples – Paysages lisibles d’existence plurielle du Musée d’art de la ville de Tainan. À travers son installation〈404404404〉, aaajiao signe une oeuvre forte, dans laquelle il envisage le paysage comme une suite de chiffre d’erreur. Une matrice.

Fragmentation d'un paysage.
Paysages dépaysés ©Anna Bacheva

La création du paysage rêvé

Une œuvre qui s’éloigne enfin du jumeau numérique, critiquée par l’artiste Vidya-Kelie, qui s’insurge : « Depuis les débuts de la production dans les mondes numériques ou presque, on essaie de produire un monde réel dans un monde virtuel. Il y a des habitants, des avatars, un sol, un ciel, des portes etc. Et on va même plus loin, puisque l’on y ramène même toutes les contraintes de la vie réelle afin de créer un environnement que l’on connaît, qui nous rassure, qui nous permette d’être dans le contrôle, énumère l’artiste, passionnée par le soleil. En réalité, on n’est absolument pas obligé de faire ça. On pourrait inventer plein de trucs différents, des notions qui n’existeraient pas dans notre monde, on pourrait lui injecter des choses sans gravité… Je ne vois pas pourquoi on s’acharne à injecter dans le numérique des propriétés terrestres, ça n’a aucun sens !»

Vidya-Kelie
« Depuis les débuts de la production dans les mondes numériques ou presque, on essaie de produire un monde réel dans un monde virtuel. (…) Je ne vois pas pourquoi on s’acharne à injecter dans le numérique des propriétés terrestres, ça n’a aucun sens ! »

Ca, Kamyukami (de son vrai nom Camille Petit), l’a bien intégré et ne propose que des environnements surréalistes, cybernétiques et futuristes, qui n’ont pas grand chose à voir avec nos paysages réels. Même chose du côté de la Bulgare Anna Bacheva, qui conçoit des paysages multisensoriels et des expériences d’immersion en lien avec la technologie, le design et l’art. Grâce à des outils technologiques, elle transforme des prises de vues numériques en images 3D imprévisibles, et nous fait ainsi voyager dans des mondes encore inconnus dans ses Paysages dépaysés

Monde virtuel où des formes hybrides roses déambulent.
©Valentin Ranger



Des univers fantasques de Valentin Ranger aux environnements micro-cellulaires de Gabriel Massan, la jeune génération semble ainsi fonctionner sur deux modes : la critique ou l’espoir. Par le paysage dystopique, la jeunesse met en lumière les dangers politiques, économiques, sociaux ou écologiques de notre société, quand, grâce à la création de paysages dénués de jumeau numérique, elle s’autorise à rêver et à s’échapper d’un monde réel contraint et contraignant. Comme le résume Gabriel Masson : « Tout est possible. C’est ce qui me fascine dans l’art numérique ». On n’aurait pas mieux conclu.

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