Margherita Balzerani : « Le jeu vidéo devrait faire partie du patrimoine de l’humanité »

Margherita Balzerani : « Le jeu vidéo devrait faire partie du patrimoine de l’humanité »
Crédits : Margherita Balzerani par Maud Tailleur pour Geek Magazine

Où se place le jeu vidéo au sein du vaste monde de l’art contemporain ? On a posé la question à une experte, Margherita Balzerani, directrice du Louvre-Lens Vallée, curatrice, commissaire d’exposition et surtout, spécialiste de Mario, Lara Croft, Link et tous leurs amis.

Rappelez-vous : en 2019, l’intégration du jeu vidéo dans le Pass Culture faisait débat. « Le jeu vidéo est un art, il y a donc toute sa place » avait alors affirmé Franck Riester, ministre de la Culture à l’origine de cette mise en lumière. Très bien, mais a-t-il raison ? Pouvons-nous affirmer avec autant d’aplomb que le jeu vidéo est un art ? Pour Margherita Balzerani, il s’agit là en réalité d’un faux débat : « L’enjeu n’est pas tant de savoir si c’est de l’art ou non, mais plus de rappeler que le jeu vidéo est avant tout un loisir culturel. » Une remarque importante pour celle qui rêve depuis toujours « d’exposer le jeu vidéo au Louvre ». Travaillant main dans la main avec l’association MO5, en charge de la défense du patrimoine vidéoludique, Margherita Balzerani développe : « La complexité de ce média qu’est le jeu vidéo, c’est que, pour moi, ça reste un loisir culturel populaire en plus d’être un art. »

Sûre de son propos, indéniablement érudite sur le sujet, la spécialiste reprend son souffle. Puis poursuit : « Quand on y réfléchit, un game designer est un peu un artisan du divertissement, dans le sens où il va créer une architecture vidéoludique permettant d’avoir un scénario, et donc de développer l’écriture d’une histoire. Car, avant d’être un loisir, le jeu est surtout un moyen de découvrir des histoires. Mais derrière le jeu vidéo, vous avez aussi le graphisme ou même la musique, qui est un élément très très important. Tout cela contribue à faire du jeu vidéo un art, ou du moins une forme de création totale qui ne prend pas uniquement en compte l’esthétique, mais également de nombreuses autres dimensions. » 

Dans un style pixelisé, Super Mario sur une brique typique du jeu vidéo.
Totally Fucked, 2003, cartouche Super Mario Bros faite main, piratée, système de jeu vidéo Nintendo NES, logiciel de l’artiste ©Cory Arcangel

Une reconnaissance difficile

Cette énumération des aspects créatifs du jeu revient régulièrement chez ses fidèles défenseurs. Englobant l’animation, le dessin, le cinéma, la musique, la littérature ou encore l’architecture, le jeu vidéo serait finalement la quintessence de tous les savoirs artistiques. Pourquoi, dès lors, peine-t-on encore tant à l’accepter comme un art au même titre que la peinture, la sculpture ou la vidéo ? Alors que, comme nous le rappelions dans le dernier épisode de notre série consacrée aux jeux vidéo, plus d’un tiers de la planète joue plus ou moins régulièrement, une question mérite d’être soulevée : n’est-ce pas justement cet aspect trop populaire qui dessert le jeu vidéo, l’imaginaire commun ayant une fâcheuse tendance à considérer l’art comme un domaine sacralisé ? Pour Margherita Balzerani, le problème se situe ailleurs : « Je ne pense pas que ce soit la question du populaire qui coince. C’est quand même le loisir culturel le plus vendu au monde ! C’est juste qu’il y a toujours une différence entre l’académique et le non-académique. Pourtant, c’est quelque chose qui a toute sa place au sein de la culture contemporaine, populaire ou pas. »

MargheritaBalzerani
« Le jeu vidéo, c’est quand même le loisir culturel le plus vendu au monde ! »

Une difficulté à se faire accepter des élites qui, selon Margherita Balzerani, n’est en aucun cas immuable : « Si, il y a dix ans, j’avais le rêve de faire une exposition dédiée au Louvre, je vous dirais qu’aujourd’hui, mon souhait le plus profond serait que l’UNESCO reconnaisse le jeu vidéo comme étant de l’ordre de patrimoine de l’humanité. Ce dernier est déjà connu et reconnu comme valeur universelle, partagée par tout le monde. Qu’il soit désormais reconnu comme une valeur patrimoniale serait donc une grande étape.»

Une pièce et un jeu vidéo se dévoilent derrière de grands rideaux rouges
She Keeps Me Damn Alive, 2021 ©Danielle Brathwaite-Shirley.

Exposer le jeu vidéo

Si l’appel est lancé auprès de l’UNESCO, les institutions, elles, n’ont pas attendu la reconnaissance internationale pour s’intéresser au cas du jeu vidéo. « L’art contemporain s’y intéresse de plus en plus », confirme Margherita Balzerani. La preuve avec Worldbuilding au Centre Pompidou-Metz, Insert Coin à la Monnaie de Paris ou, plus récemment, Game Story à Versailles : le jeu vidéo s’expose à présent dans les plus grands musées de France et d’ailleurs. Pourtant, on ne présente pas un jeu comme on présente une toile de maître. « Ce n’est pas la couronne de Louis XIV, vous voyez ? » plaisante l’experte, qui refuse de voir de telles œuvres sous une vitrine. « Ça n’existe que parce que c’est utilisé. Ça n’existe que parce qu’on interagit avec la manette : c’est une création qui n’existe que lorsqu’on l’active par le jeu. Le jeu vidéo doit vivre avec le spectateur, l’acteur, le joueur ».

MargheritaBalzerani
« Le jeu vidéo doit vivre avec le spectateur, l’acteur, le joueur. »

Mais que se passe-t-il lorsque l’on souhaite exposer une console seule, comme objet de patrimoine ? La console éteinte devient-elle artefact, simple objet physique que l’on retrouvera au musée du quai Branly ? Là encore, pour Margherita Balzerani, pas question de faire la distinction : « C’est comme si on exposait Nam June Paik avec une télé éteinte… Vous voyez, il faut absolument que cette œuvre soit allumée, qu’il y ait quelqu’un qui joue pour comprendre. » 

Arenae, 2005 ©Marco Cadioli

Investir et hacker le jeu vidéo

Si le jeu s’expose seul, il se découvre également à travers les détournements, dont les professionnels de l’art contemporain et vidéoludique sont particulièrement friands. Créatrice de l’Atopic Festival, mettant en avant les détournements par les machinimakers, Margherita Balzerani fait partie de ces aficionados. « Le jeu vidéo est aussi un moyen créatif quand on le détourne. » La spécialiste ne croit pas si bien dire et, au fil de la conversation, nous ouvre tout un monde sur la question du mod (abréviation de modification, ndlr). « Dans les années 80, les artistes font des mods, des détournements de l’architecture du game design d’un jeu », explique-t-elle. De Tobias Bernstrup à Cory Arcangel, en passant par Miltos Manetas, les artistes s’appuient sur les jeux vidéos et les mondes qu is’y déploient afin de créer des œuvres d’art qu’aucun commissaire ne tenterait de remettre en cause aujourd’hui.

Le divertissement devient alors un prétexte pour créer une expérience esthétique et intellectuelle, extrêmement référencée. Marco Cadioli joue alors les reporters de guerre dans Counter-Strike, à la manière d’un Robert Capa 2.0, tandis que l’artiste Invader fait sortir le jeu vidéo de son habitat naturel pour le placarder en pleine rue. « Pourquoi elle est intéressante, la série Space Invaders ? », pose Margherita Balzerani. Avant d’y répondre : « En fait, c’est une reprise esthétique du jeu éponyme. Mais avec l’artiste, on a une invasion littérale de l’espace public : un “space invader”, donc. On fait du pixel art à l’intérieur de l’espace public. Et en plus, on demande aux gens d’aller prendre en photo ces œuvres-là, pour en créer un jeu où l’on gagne des points. » La boucle est bouclée. 

Le jeu comme objet d’art politique

Si l’on voit très bien comment les artistes se servent du jeu pour avancer dans leur pratique artistique, qu’en est-il de celles et ceux qui adaptent leur pratique à l’univers du jeu ? Régulièrement invités par les grands développeurs, des illustrateurs, animateurs ou même plasticiens investissent les mondes programmé pour y présenter leurs travaux. Une démarche qui permet notamment à Margherita Balzerani de réfléchir sur la notion de collection. « Nintendo, avec Mario, ou le réalisateur japonais Hayao Miyazaki, quand il fait des films, sont deux bons exemples de sociétés ou d’artistes qui pensent systématiquement aux petits objets, au merchandising, aux produits dérivés, détaille-t-elle. Quand un jeu fait appel à des artistes, c’est un beau moyen d’ouvrir à des formes multiples, d’avoir des regards singuliers, mais aussi, au niveau marketing, de créer des collections capsules, comme pour les vêtements. En fait, il y a également un côté fétichiste chez celles et ceux qui jouent, qui disent “je veux collectionner”, que l’on voit très bien dans l’univers Pokémon, par exemple, qui se transforme en une sorte de dépendance. Moi, je fais la comparaison avec les collectionneurs d’œuvres d’art contemporain. Un Saatchi, un Pinault, un Arnaud, qui ont chez eux des œuvres d’art incroyables. C’est ce désir de possession fétichiste d’un objet qui fait partie du plaisir, mais qui va au-delà. »

MargheritaBalzerani
« Tant qu’il n’y aura que des hommes dans l’industrie du jeu vidéo et pas de femmes, on continuera à avoir des femmes qui ressemblent à ça. »

Comme pour n’importe quelle œuvre d’art contemporain, le jeu n’est pas épargné par le regard politique et critique. Ainsi, la question de l’inclusion et des biais se pose désormais dans l’étude des jeux vidéo. Le sujet du sexisme dans le gaming constitue d’ailleurs un point central de ces interrogations, que Margherita Balzerani a elle aussi investi : « Ces dernières années, on a vu de plus en plus apparaître la question de la représentation des avatars féminins, l’idée étant de savoir comment on représente la femme dans les jeux vidéo. On a également commencé à prendre en compte le fait qu’il y a des joueuses. Il y une grande avancée au niveau de la reconnaissance des femmes ! », se félicite la spécialiste. On peut alors citer Women in Game, un réseau national rassemblant toutes les femmes créatrices, mais également la récente reconnaissance de Jehanne Rousseau, fondatrice du studio Video Spider, par le ministère de la Culture. « Cette reconnaissance d’un studio indépendant, dirigé par une femme qui prône la question du genre dans le jeu vidéo et propose de casser les codes, les frontières et les représentations, c’est quand même super intéressant non ? »

Dans un jeu vidéo, un chevalier se tient face à un château détruit, de l'autre côté de la vallée.
GreedFall ©Spiders/Focus Home Interactive

Pourtant, malgré ces avancées, les héroïnes, elles, restent très majoritairement sexualisées, ce qui constitue un véritable problème dans la représentation des genres et rend difficile l’accès à l’univers du gaming pour les femmes, toujours en manque de modèles sains. « Lara Croft, avec ses petits cris quand elle saute, tu ressens vraiment un truc d’homme regardeur, très sexué… », reconnaît l’experte. Alors, comment peut-on se débarrasser de ce schéma-là, y compris au sein de la création contemporaine ? Pour Margherita Balzerani, la réponse est simple et réside « dans la présence féminine parmi les créateurs ». Elle poursuit : « Toby Gard, celui qui a dessiné Lara Croft, ce n’est pas une femme. C’est bien ça le problème : tant qu’il n’y aura que des hommes dans l’industrie du jeu vidéo, on continuera à avoir des femmes qui ressemblent à ça. Probablement que si c’était Jehanne Rousseau qui l’avait dessinée, Lara Croft serait différente. Du moins, elle serait probablement plus habillée », suppose-t-elle. L’espoir réside alors dans les créatrices, de plus en plus nombreuses, qui permettront au jeu vidéo de s’épanouir dans le champ de l’art, mais aussi, et surtout, dans celui de la société. 

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