Hyperpop et art numérique : les liaisons heureuses

Hyperpop et art numérique : les liaisons heureuses
“Oil of Every Pearl's Un-Insides”, 2018 ©SOPHIE

Et si la matière 3D et les égéries virtuelles que donnent à voir Gabriel Massan ou Romain Gauthier, pour ne citer qu’eux, n’étaient finalement que la version visuelle et imagée des tubes de l’hyperpop, ce genre musical popularisée par SOPHIE et A. G. Cook ? C’est la question que l’on se pose aujourd’hui, quelques semaines après la sortie de Brat, le sixième album dune des icônes du mouvement, Charli XCX.

Tout est parti d’un livre. Hyperpop : la pop au temps du capitalisme numérique, écrit par Julie Ackermann et publié aux éditions Façonnage. Plus précisément, tout est parti d’une phrase : « À la différence du pop art dont elle est l’héritière, l’hyperpop ne se moque pas ni ne satirise la culture consumériste : dans la lignée de la tradition appropriationniste, elle se niche en elle pour inventer de nouveaux modes d’expression plus sincères, qui s’émancipent des conceptions essentialistes de l’identité et révèlent les attachements que nous avons avec la culture capitaliste ». Émerge alors une idée. Ou plutôt, une question : et si l’hyperpop, ce genre musical profondément outrancier, popularisé il y a environ dix ans par des artistes incapables d’envisager la pop autrement que de façon maximale, sans retenue ni pudeur (SOPHIE, A. G. Cook, Danny L Harle, Charli XCX), était le pendant musical des arts numériques ? La pensée paraît folle, presque fantasmée. Elle prend pourtant un peu plus d’épaisseur à chaque page du livre de Julie Ackermann.

Le culte de l’alter ego

Pour acter définitivement les liens entre ceux deux courants artistiques, il suffit a priori d’évoquer un même intérêt pour la dématérialisation et la réinvention de soi. SOPHIE, par exemple, n’hésite pas à s’emparer des technologies de l’image pour dévoiler des modélisations 3D de son visage dans le clip de « Faceshopping ». La Britannique, tragiquement disparue en 2021, disait même se sentir pleinement épanouie dans ce monde artificiel qu’elle célébrait notamment dans un morceau où elle affirmait être « une fille et un garçon », se réjouissant d’avoir désormais le droit d’être « ce qu’elle veut quand elle veut, où elle veut ». Soit peu ou prou le même discours que Johanna Bruckner : laquelle nous confiait voir la technologie comme une excellente façon de « faire émerger d’autres conceptions du corps. Pourquoi ? Parce que celui-ci n’a pas à être un simple “produit” représenté, ni à être le fruit du discours colonial avec lequel nous avons grandi ».

Biberonnés aux blogs, aux forums et autres réseaux sociaux, les artistes de ces deux territoires esthétiques ont également comme point commun de maîtriser l’art du dédoublement, d’être parfaitement à l’aise avec ce monde digital où tout peut être inventé, pensé, reformulé, de l’architecture des bâtiments à notre conception des genres et de la sexualité. Impossible, dès lors, de ne pas voir les similitudes entre la démarche de LaTurbo Avedon qui, depuis près de quinze ans, réalise des « environnements et sculptures numériques » exposés aussi bien dans le monde réel (au Whitney Museum de New York, par exemple) que dans des jeux (Second Life, Overwatch ou Fortnite) et Hannah Diamond, dont les images sont si retouchées que le public s’est longtemps demandé si elle était humaine ou s’il s’agissait d’un avatar.

Club Harlecore ©Danny L Harle

Au-delà du réel

En 2021, Danny L Harle profitait lui aussi de la sortie de son album (Harlecore) pour se connecter aux mondes dématérialisés avec Club Harlecore, une boîte de nuit virtuelle composée de quatre scènes occupées par quatre avatars de DJ, tandis que A. G. Cook, la même année, publiait « Dust », un single faisant l’éloge de l’imaginaire immatériel façonné par les sociétés de la Silicon Valley.  À en croire ces artistes, il serait désormais impossible de distinguer le réel de la fiction. Tout se mélange. Tout n’est plus qu’une illusion, un simulacre, pour reprendre un terme cher à Jean Baudrillard, qui a conceptualisé cette hyperréalité, ce brouillage entre le vrai et le faux il y a plus de quarante ans dans un ouvrage de référence (Simulacres et simulations). « L’univers, et nous tous, sommes entrés vivants dans la simulation, dans la sphère maléfique, même pas maléfique, indifférente, de la dissuasion, écrivait-il. Le nihilisme, de façon insolite, s’est entièrement réalisé non plus dans la destruction, mais dans la simulation et la dissuasion. »

Dans ce fameux monde d’après, selon la formule consacrée depuis les confinements successifs de 2020-2021, où les nouvelles technologies ont le pouvoir de produire l’illusion, mais aussi de stimuler les désirs, il n’y a donc rien d’illogique à voir des musiciens comme Charli XCX, Hannah Diamond ou SOPHIE simuler des sons 100% artificiels pour brouiller cette frontière entre réelle et fiction, de même qu’il paraît presque logique d’observer des artistes (Obvious et Robbie Barrat, par exemple) utiliser l’IA pour inventer d’autres formes picturales et annoncer en quelque sorte l’ère de la post-esquisse. Il y a aussi cette volonté commune de réhabiliter l’art du collage : quand 100 gecs combine à la fois pop bubblegum, punk, hip-hop et nightcore, nombre d’artistes numériques mélangent avec le même plaisir enfantin les motifs stylistiques, copient-collent et, dans une démarche qui rappelle l’art des dadaïstes au début du siècle dernier, agence des références communes pour étendre leur champ esthétique. Raphaël Guez, par exemple, a envisagé Bayith à partir d’un souvenir d’enfance (l’usine de soda de son arrière-grand-père), dont l’image bien réelle est ici intégrée via la photogrammétrie à un univers virtuel 3D, réalisé à l’ordinateur dans l’idée de confronter les éléments (bucoliques, industriels) au sein d’un paysage tout en contrastes, où tout est réel sans jamais vraiment l’être.

Concert de Charli XCX dans le métavers

Arts binaires

Dans son livre, Julie Ackermann cite également en référence une auteure particulièrement appréciée au sein de la création numérique, évoquée en référence ici-même : Legacy Russell, dont l’ouvrage Glitch Feminism est perçu par la journaliste française comme une manière d’affirmer une vérité incontestable ; « les espaces virtuels ne sont pas des espaces du mensonge, mais des endroits de créativité et d’invention de soi ; des lieux artificiels où se brisent les déterminismes corporels et où exprimer son être, son moi profond avec plus de sincérité. »

Qu’ils composent sur FL Studio ou créent directement sur Photoshop et TouchDesigner, artistes hyperpop et artistes numériques entendent sortir des identités binaires : de la même manière que les premiers manipulent des outils informatiques pour transformer leur voix et atteindre des hauteurs impossibles à approcher par un humain sans assistance technologique, Romain Gauthier, Gabriel Massan, Jacolby Satterwhite ou encore Jonathan Coryn et Stella Jacob s’expriment à travers des corps qui ne sont pas les leurs, issus d’un imaginaire mutant, sans cesse redéfini. Pour comprendre cela, Julie Ackermann établit le concept d’« accélérationniste queer », qui « consiste à pousser à l’extrême les logiques capitalistes et à s’emparer de ses outils/technologies afin d’imaginer des sociétés moins violentes et moins binaires ». Elle poursuit, tout en s’appuyant sur un argumentaire qui pourrait tout aussi bien convenir à l’art numérique : « L’hyperpop, en transformant les corps, les voix et les sons du monde néolibérale, exalte les potentiels synthétiques du réel. Elle donne naissance à des utopies queers et contrecarre ainsi le pessimisme dominant, infusé de catastrophisme. »

C’est ce monde polymorphe, sans corps ni genre, où chacun fait du synthétique et du virtuel la matière de son art que définissent les artistes évoqués ici. Comment ? En piochant dans la culture Y2K (des œuvres soutenues par The Crypto Pawnshop au clip de « 1999 » de Charli XCX, en passant par les œuvres de JessyJeanne, le parallèle est évident), en assumant le fait de se réapproprier une avalanche de références d’origines numériques diverses, en jouant avec l’esthétique du cyborg et en faisant éclater pour de bon la frontière entre l’humain et la machine, autant que celle entre le réel et le virtuel, le ringard et le cool.

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