Biennale Chroniques – Les voies secrètes du plaisir

Biennale Chroniques - Les voies secrètes du plaisir
"L'héritage de Bentham” ©Donatien Aubert

S’il existe une possibilité de goûter au plaisir, la Biennale des Imaginaires Numériques, dont Fisheye Immersive est partenaire, suggère que la proximité avec l’art en est la seule condition. Reportage dans le sud de la France, où cette quatrième édition s’étire jusqu’au 19 janvier.

En 1968, Le plongeon met en scène une séquence atypique : dans celle-ci, Burt Lancaster discute avec une baby-sitter, jouée par Janet Landgard, qui lui dit qu’elle cherche des partenaires via un service de rencontres par ordinateur. Bien avant Vous avez un message (1998), auréolé d’un casting bling-bling (Tom Hanks et Meg Ryan), le film de Frank Perry annonce l’amour tel qu’il s’envisage à l’ère digitale, sans réelle frontière, depuis chez soi, quitte à transformer les relations sentimentales en un pur produit de consommation supplémentaire. Avant-gardiste, Le plongeon crée malgré tout un écho dans lequel résonnent nombre de problématiques contemporaines, témoignant d’une évolution majeure des pratiques dans les rencontres amoureuses. Aux Archives d’Aix-en-Provence, l’exposition de Valentina Pira, Le musée des rencontres, rappelle en effet que les deux premiers services de rencontres informatisés datent de 1964 et 1965 : St. James Computer Dating Service par Joan Bell, qui en raconte ici la genèse dans une interview vidéo, et Operation Match, créé par plusieurs étudiants de l’université Harvard.

On ne s’en rend alors pas totalement compte, mais les technologies sont déjà en train de chambouler nos rapports, ainsi que nos visions liées à l’identité, au couple, voire même au genre. « Être objectivée ou être rejetée » ; « Je ne porte pas de maquillage pour te plaire, je me maquille pour être belle sur mon iPhone » ; « Je n’ai pas besoin d’amour tant que j’obtiens des likes » : en quelques phrases, toujours piquantes et volontiers ironiques, chacun des collages numériques de Lordess Foudre dépeint la décadence contemporaine dans des œuvres qui, sous-couvert d’une esthétique alléchante, empruntée à la vaporwave, dénoncent les systèmes régissants nos liens affectifs : ceux-là même qui incitent quiconque à être toujours plus désirable.

Installation de soft-robotique avec des organes en silicones, de la céramique et des dessins.
Lilith, Erosarbénus, Sexus Fleurus ©Yosra Mojtahedi

Cartographie des plaisirs

Être une meilleure version de soi-même. C’est là tout le propos d’un certain nombre d’œuvres présentées lors de cette Biennale des Imaginaires Numériques (Biennale Chroniques, pour les intimes), portée non seulement par des récits féministes et des propositions technocritiques, mais aussi par une recherche formelle apte à transformer chacune des nombreuses expositions organisées dans différentes villes des Bouches-du-Rhône (Marseille, Avignon, Istres, Arles, Aix-en-Provence) en des évènements prototypaux, à la fois similaires et opposés. Similaires parce qu’ils répondent tous à la question « comment appréhender le plaisir en 2024 », et opposés parce qu’ils y répondent de façon radicalement différente.

Il n’y a ainsi que peu de points de connexion entre les expressions faciales des personnages de Simona Žemaitytė, qui osent les confessions intimes, et les dessins, céramiques ou installations robotiques de Yosra Mojtahedi au Musée du Pavillon de Vendôme – « un lieu d’art déco du 17e siècle où les rapports charnels suggérés par l’artiste dans ses dispositifs pluri sensoriels, que l’on caresse autant que l’on sent ou que l’on observe, prennent toute leur ampleur, bien plus que dans un white cube », à en croire Mathieu Vabre, directeur artistique de la Biennale.

Il n’y a également que peu de liens entre l’installation naturaliste d’Esther Denis (L’étant), très belle, très contemplative, et le gigantesque triptyque-vidéo de SMACK, Speculum : soit trois écrans sur lesquels sont projetés des représentations de l’Eden, du Paradis et de l’Enfer, dans une mise en scène surréaliste (notamment le jardin d’Eden, peuplé de créatures non identifiées, et le paradis, très sexualisé, avec ces formes phalliques qui émergent de toute part), qui offre une relecture libre et numérique du jardin des délices de Jérôme Bosch. Ici, les mêmes visions délirantes, les mêmes humains qui interagissent avec des animaux fantastiques, les mêmes mondes hybrides, purement jouissifs, comme pour faire corps avec le thème de l’évènement.

Une fille rousse au milieu d'une table remplie de fruits et de légumes aux couleurs pop éclatantes.
EMI ©Ethel Lilienfeld

Jouissance club

Le tour de force de la Biennale tient en partie à l’intelligence avec laquelle Mathieu Vabre et son équipe ont su mettre en miroir des œuvres déjà plébiscitées ailleurs (Floralia de Sabrina Ratté, Ito Meikyū de Boris Labbé ou encore EMI d’Ethel Lilienfeld, vu récemment au KIKK Festival) et d’autres, inédites, ou du moins nettement plus rares dans nos contrées. À Marseille, au sein de la Friche de la Belle de Mai, on découvre ainsi L’héritage de Bentham, le premier film de Donatien Aubert tourné auprès de vrais acteurs – sans pour autant s’interdire l’utilisation des techniques audiovisuelles de pointe (tournage dans un studio de production virtuelle, images de synthèse, IA) -, selon une esthétique pop qui rappelle illico le travail de Maxime Marion & Emilie Brout. On s’émerveille aussi pour GIRLFRIEND EXPERIENCE d’Ugo Arsac : un mur de 74 iPhones, « objets de nos rencontres et de nos solitudes », formant un écran incurvé où l’on explore avec humanité la marchandisation des désirs, où l’on plonge dans le quotidien des travailleuses du sexe à Marseille, dont les voix se déclenchent et résonnent dès lors que l’on compose le numéro indiqué.

Dans l'obscurité, une travailleuse du sexe tout de rouge vêtue apparaît sur son fauteuil.
GIRLFRIEND EXPERIENCE ©Ugo Arsac

Il faut aussi saluer le foisonnement créatif à l’œuvre au cœur de cette édition 2024, qui présente les moyens mis en œuvre par 136 artistes contemporains pour établir un nouvel ordre du plaisir, jouer sur les ambivalences, ne rien renier des plaisirs soi-disant coupables, voire même encourager chacun à se déconnecter pour renouer avec une forme de bonheur véritable. C’est là le paradoxe assumé et soulevé par plusieurs œuvres situées à Marseille et Aix-en-Provence. Quand Dries Depoorter encourage la déconnexion via une œuvre qui se recharge aussitôt que l’on ferme les yeux, Ellis Hoffman donne vie au rêve prométhéen en rassemblant différents éléments naturels dans des installations d’une extrême beauté, car contemplatives, poétiques et porteuses d’une noble ambition : subvertir le visible.

Tandis que les impressions 3D et les projections vidéo d’AisteAmbrazevičiūtė témoignent d’un monde naturel grouillant de vie, susceptibles de faire naître de nouveaux imaginaires, la vidéo onirique d’Emilija Škarnulytė se joue des codes de la mythologie avec ces personnages hybrides, mi-humains, mi-poissons, pour documenter l’exploitation du Rhône dans des séquences qui donnent tout son sens au terme « énigmatique ».

Un homme assis face à un double écran au sein du 3 Bis F.
Demain, si le jour se lève, de June Balthazard et Pierre Pauze ©Jean-Christophe Lett/3 Bis F

Au cœur du désir

Il y aurait, c’est vrai, beaucoup d’autres choses à dire sur ces installations, ces vidéos ou ces expériences VR qui procèdent à une véritable reprise en main des images. Qu’il s’agisse d’Immersion de Robbie Cooper ou de Lovebinge de Simona Žemaitytė, ce ne sont plus seulement des représentations, ni même des fenêtres ouvertes sur un autre monde, mais des objets à part entière, presque des matériaux en soi. Ainsi de Demain, si le jour se lève où June Balthazard et Pierre Pauze se sont laissés traverser par le 3 Bis F – centre d’arts contemporains situé entre les murs d’un hôpital psychiatrique à Aix-en-Provence -, où le duo a effectué une résidence, afin de donner une forme inédite à ce projet, en équilibre stable entre l’art contemporain et le cinéma.

Au cœur de l’espace principal, « où il est interdit de parler afin d’entrer réellement en immersion », dixit le duo, le spectateur fait donc l’expérience d’un film dans un contexte qui mobilise son corps au milieu de sculptures qu’il retrouve à l’écran, dans un récit où le soleil ne se lève plus. Simple fantasme apocalyptique ? Plutôt le résultat de longues recherches auprès du monde scientifique, en même temps que d’une volonté d’interroger le rapport à la matière, au visible, à la réalité. À tel point qu’il y a comme un air de famille entre l’univers que nous montre cette exposition et le thème de la précédente édition de la Biennale, en 2022 : l’imaginaire de la nuit, le monde altéré par les nouvelles technologies. Mathieu Vabre ne s’en cache pas : « Pierre Pauze et June Balthazard sont vraiment les deux artistes qui font le lien entre la précédente et la nouvelle édition de la Biennale. D’autant que, en 2022, Pierre exposait Please Love Party, un film qui interrogeait la signification de l’amour du point de vue de la chimie et des ondes. Ces deux œuvres forment une sorte de boucle»

On comprend ainsi que chez Pierre Pauze et June Balthazard, comme chez tant d’autres artistes programmés à Chroniques, l’acte créatif ne se réduit pas à tester les limites d’un médium numérique, mais à en discerner l’impact, sur la vision, sur le corps, sur ses réactions et sa faculté à éprouver du plaisir au sein d’un monde où les espaces de liberté se rétrécissent. Avec, toujours, cette question non résolue, qui persiste et fascine : d’où vient ce désir que l’on ressent face à tant d’œuvres qui, pourtant, jouent volontiers avec la crainte, l’étrange, voire même la répulsion ?

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